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GABRIEL.

ivresse ! et moi, pourrais-je jamais oublier que son sein, le sanctuaire où je reposais ma tête, a été profané par d’impures étreintes ? Eh quoi ! désormais chacun de ses soupçons pourra ramener ce besoin de délires abjects et l’autoriser à souiller ses lèvres aux lèvres des prostituées ! Et moi, il veut me souiller aussi ! il veut me traiter comme elles ! il veut m’appeler devant un tribunal, devant une assemblée d’hommes ; et là, devant les juges, devant la foule, faire déchirer mon pourpoint par des sbires, et, pour preuve de ses droits à la fortune et à la puissance, dévoiler à tous les regards ce sein de femme que lui seul a vu palpiter ! Oh ! Astolphe, tu n’y songes pas sans doute ; mais quand l’heure viendra, emporté sur une pente fatale, tu ne voudras pas t’arrêter pour si peu de chose ! Eh bien ! moi, je dis : Jamais ! Je me refuse à ce dernier outrage, et plutôt que d’en subir l’affront, je déchirerai cette poitrine, je mutilerai ce sein jusqu’à le rendre un objet d’horreur à ceux qui le verront, et nul ne sourira à l’aspect de ma nudité… mon Dieu ! protégez-moi ! préservez-moi ! j’échappe avec peine à la tentation du suicide !…

(Elle se jette à genoux et prie.)

Scène IX.


Sur le pont Saint-Ange. — Quatre heures du matin.
GABRIEL suivi de MOSCA, GIGLIO.
GABRIEL, marchant avec agitation et s’arrêtant au milieu du pont.

Le suicide !… Cette pensée ne me sort pas de l’esprit. Pourtant je me sens mieux ici !… J’étouffais dans cette petite chambre, et je craignais à chaque instant que mes sanglots ne vinssent à réveiller mon pauvre Marc, fidèle serviteur dont mes malheurs avancent la décrépitude, et que ma tristesse a vieilli plus que les années ! (Mosca fait entendre un hurlement prolongé.) Tais-toi, Mosca ! je sais que tu m’aimes aussi. Un vieux valet et un vieux chien, voilà tout ce qui me reste !… (Il fait quelques pas.) Cette nuit est belle ! et cet air pur me fait du bien !… splendeur des étoiles ! ô murmure harmonieux du Tibre !… (Mosca pousse un second hurlement.) Qu’as-tu donc, frêle créature ? Dans mon enfance, on me disait que, lorsque le même chien hurle trois fois de la même manière, c’est signe de mort dans la famille… Je ne pensais pas alors qu’un jour viendrait où ce présage ne me causerait aucun effroi pour moi-même…

(Il fait encore quelques pas et s’appuie sur le parapet.)