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GABRIEL.

que de l’argent. Je sais qu’encore hier, encore ce matin peut-être, il repoussait la tentation et frémissait à l’idée de commettre une lâcheté ; mais demain, mais ce soir peut-être il a déjà franchi ce pas, et le plus grossier appât offert à sa jalousie lui servira de prétexte pour fouler aux pieds son amour et pour écouter son ambition. — J’ai vu venir l’orage, et, voulant préserver son honneur d’un crime et ma liberté d’un joug, j’ai trouvé un expédient. J’ai été trouver le pape ; j’ai feint une grande exaltation de piété chrétienne ; je lui ai déclaré que je voulais vivre dans le célibat, et j’ai obtenu de lui que, pour ne pas exposer mon héritage à sortir de la famille, Astolphe serait mis en possession à ma place à la mort de mon grand-père. Le pape m’a écouté avec bienveillance ; il a bien voulu tenir compte des préventions de mon grand-père contre Astolphe, et de la nécessité de ménager ces préventions. Il m’a promis le secret, et m’a donné une garantie pour l’avenir. Ce papier, signé ce soir même, est déjà dans les mains d’Astolphe.

LE PRÉCEPTEUR.

Astolphe n’en fera point usage, et viendra le lacérer à vos pieds. Laissez-moi l’aller chercher, vous dis-je. Il est possible que vos prévisions soient justes, et qu’un jour vienne où vous aurez raison de vous armer d’un grand courage et d’une rigueur inflexible. Mais en attendant, ne devez-vous pas tenter tous les moyens de relever cette ame abattue, et de reconquérir ce bonheur si chèrement disputé jusqu’à présent ? L’amour, mon enfant, est une chose plus grave à mes yeux (aux yeux d’un pauvre prêtre qui ne l’a pas connu !) qu’à ceux de tous les hommes que j’ai rencontrés dans ma vie. Je vous dirais presque, à vous autres qui êtes aimés, ce que le Seigneur disait à ses disciples : « Vous avez charge d’ames. » Non, vous n’avez pas possédé l’ame d’un autre sans contracter envers elle des devoirs sacrés, et vous aurez un jour à rendre compte à Dieu des mérites ou des fautes de cette ame troublée, dont vous étiez vous-même devenu le juge, l’arbitre et la divinité ! Usez donc de toute votre influence pour la tirer de l’abîme où elle s’égare ; remplissez cette tâche comme un devoir, et ne l’abandonnez que lorsque vous aurez épuisé tous les moyens de la relever.

GABRIEL.

Vous avez raison, l’abbé, vous parlez comme un chrétien, mais non comme un homme ! Vous ignorez que là où l’on a régné par l’amour, on ne peut plus régner par la raison ou la morale. Cette puissance qu’on avait alors, c’était l’amour que l’on ressentait soi-même,