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point du jour, des pêcheurs le trouvèrent étendu sur le rivage. Il revint à la vie, mais il mourut peu de temps après des suites de ses fatigues, et peut-être aussi de chagrin. Il avait passé dix-huit heures dans l’eau.

Nous restâmes six jours dans la baie de Ke-ara-Kakoua, visitant les naturels dans leurs maisons et recueillant tous les renseignemens qui nous parurent offrir quelque intérêt. Kapiolani, nous dit-on, fut, avec Kaakou-Manou, femme de Tamea-Mea, la première à embrasser le christianisme ; mais sa conversion ne fut pas d’abord très sincère. « Il y a douze ans, c’était encore, nous dit M. Forbes, une très méchante femme. Elle était constamment ivre et avait quatre ou cinq maris ; même après avoir reçu le baptême, elle en avait conservé deux, et ce ne fut que sur nos représentations qu’elle se décida à n’en avoir plus qu’un seul. Aujourd’hui c’est une femme vertueuse, et elle est devenue le plus ferme soutien des innovations morales et religieuses à Owhyhee. Kapiolani a plusieurs fois fait preuve d’une grande énergie. Un jour, il arriva qu’un matelot d’un bâtiment américain fut arrêté et mis en prison, comme convaincu du délit à l’aide duquel on construit les grandes routes à Owhyhee. Le capitaine du bâtiment alla trouver Kapiolani et la menaça de mettre le feu au village, si le matelot n’était relâché à l’instant même. « Voici ma loi, lui répondit Kapiolani ; le matelot paiera l’amende de 15 piastres, ou ira travailler aux routes pendant quatre mois, ainsi que sa complice. À présent, si vous avez la force, mettez le feu au village ; mais, tant que Kapiolani vivra, sa loi sera exécutée dans son pays. » Le capitaine fut obligé de payer l’amende pour avoir son matelot.

Malgré tout le zèle de M. Forbes et de Mme Forbes, qui partage tous les travaux de son mari, le nombre des véritables chrétiens a peu augmenté dans le district de Ke-ara-Kakoua. M. Forbes étant seul dans ce district, et son école de Kaava-Roa demandant des soins non interrompus, il n’a pas le loisir de faire des excursions lointaines. Aussi, à peu de distance de Kaava-Roa, son influence devient tout-à-fait nulle, et les naturels conservent presque toutes les superstitions de leur ancienne religion. J’aurais beaucoup désiré visiter les parties de l’île où les missionnaires ne résident pas, afin de voir les naturels plus rapprochés de leur état primitif ; mais mon sort se trouvant, jusqu’à mon arrivée à Manille, attaché à celui de la Bonite, il fallut me résoudre à ne voir que les ports où la civilisation a pénétré.

Kapiolani fut très gracieuse envers moi ; elle me fit cadeau d’un magnifique ka-hilé, espèce de grand plumeau ; c’est, chez les chefs, une marque d’autorité. Elle nous fit visiter la maison qu’elle a au village d’en bas et celle qu’elle a fait bâtir au village supérieur ; celle-ci se ressent du voisinage du missionnaire et a pris un certain air européen. Sur le même terrain, elle faisait bâtir une maison en pierre et à deux étages. Sa maison d’en bas, sauf les portes et les fenêtres qui ont été élargies, est encore ce qu’elle était avant la découverte de l’île. Du reste, les maisons des naturels sont en général assez confortables ; le plancher est ordinairement recouvert de nattes parfaitement tressées, sous lesquelles on étend une couche épaisse de fougères sèches. Autrefois il n’y