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LES ÎLES SANDWICH.

qui séparent les diverses îles de l’archipel. Un jour, un d’eux partit dans sa pirogue de la pointe nord de l’île Ranai ; il allait dans la partie sud de Morokoi ; il avait donc à parcourir un espace de sept à huit lieues. Ses deux petits enfans l’accompagnaient ainsi que sa femme. Le temps était beau au moment du départ ; mais tout à coup un gros nuage noir obscurcit l’horizon, bientôt après le vent souffla avec violence, et la mer devint très grosse. Long-temps l’habileté avec laquelle l’insulaire dirigea sa frêle nacelle au milieu des vagues la préserva du naufrage ; mais un coup de mer rompit le balancier, et la pirogue chavira. Ses deux enfans étaient beaucoup trop jeunes pour pouvoir nager ; il les saisit au moment où la mer allait les engloutir, et les posa sur la pirogue, qui, faite d’un bois léger, était restée renversée au-dessus de l’eau ; sa femme et lui se mirent à la pousser en nageant vers le rivage qui leur sembla le plus rapproché ; ils étaient alors au milieu du bras de mer. À force de travail et après plusieurs heures de fatigues, ils arrivèrent assez près de la côte ; mais là ils trouvèrent un courant très violent qui les repoussa en pleine mer. Lutter contre la force de ce courant eût été s’exposer à une mort certaine ; ils se décidèrent donc à pousser leur pirogue vers une autre partie de l’île. Cependant la nuit arriva, et le froid commença à se faire sentir. La femme, moins robuste que l’homme, fut la première à se plaindre de la fatigue ; mais le désir si naturel d’échapper à la mort, la vue de ses enfans dont la vie était attachée à la conservation de la sienne, lui donnaient du courage, et elle continua à nager auprès de son mari, poussant toujours la pirogue en avant. Bientôt les pauvres enfans fatigués, car il fallait qu’ils se tinssent fortement cramponnés sur la surface ronde et polie de la pirogue, transis de froid, finirent par lâcher prise l’un après l’autre, et tombèrent dans la mer ; le père et la mère les saisirent de nouveau, et les replacèrent sur la pirogue, tâchant de les encourager. Hélas ! leurs forces étaient épuisées, leurs petites mains se rouvrirent, et la vague les engloutit une troisième fois. Il ne fallait plus songer à conserver la pirogue ; chacun d’eux prit un des enfans sur son dos, et nagea vers la terre qu’ils distinguaient à peine dans l’obscurité. Une heure après, la femme s’aperçut que l’enfant qu’elle portait sur son dos était mort, et elle se mit à se lamenter amèrement ; en vain son mari l’engagea-t-il à abandonner l’enfant et à prendre courage, lui montrant le rivage dont ils commençaient à approcher : la malheureuse mère ne voulut pas se séparer de son enfant mort, elle continua de le porter jusqu’à ce que ses forces s’affaiblissant par degrés, elle dit à son mari qu’elle allait mourir, qu’elle ne pouvait plus nager. Le mari fit tout ce qu’il put pour l’engager à se débarrasser de son fardeau, et, ne pouvant y réussir, il se mit à la soutenir d’un bras, tandis qu’il nageait de l’autre ; mais la nature était épuisée : bientôt la femme disparut sous l’eau avec son enfant. L’homme continua tristement à nager ; le désir de sauver son dernier enfant le soutenait seul. Enfin, après plusieurs heures de fatigues inouies, il arriva presque mourant sur le rivage. Son premier soin fut d’embrasser le fils qu’il avait sauvé. C’était tout ce qui lui restait d’une famille adorée ; en le prenant dans ses bras, il s’aperçut qu’il était mort, et tomba sans connaissance sur le sable. Au