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REVUE LITTÉRAIRE.

annonce d’industrie, il faut bien aussi savoir apprécier les bons côtés de cette situation des lettres, inouie jusqu’ici, et à laquelle il est presque impossible d’échapper. Ce gouffre de la presse toujours ouvert, et tous les matins insatiable, où disparaissent tant d’esprit, d’efforts et de verve, est une nécessité qu’il faut subir, et qui n’a que trop son charme. Dès l’abord on est un peu effrayé, mais on s’habitue vite, hélas ! à ces exigences impérieuses, comme les Romains dégénérés aux invasions des barbares. Cela de plus semble répondre à la singulière hâte de toutes choses qui nous caractérise. Avec cette bizarre inquiétude qu’on trouve dans le cœur de tous, et qui fait qu’on ne croit que jeter une tente à l’endroit où pourtant on demeure, avec notre ardeur à la fois et nos découragemens, avec cette attente triste de l’avenir en même temps que cette imprudente confiance dans le présent, qu’il est devenu presque banal de remarquer, comment ne pas prendre vite son parti sur ce point, comment ne pas se disperser dans les journaux ? Il y a d’ailleurs de grands exemples derrière lesquels il est commode de se réfugier. Je ne veux point dire du tout que chaque journaliste puisse se croire d’avance l’auteur des Martyrs ou de l’Histoire de la civilisation, parce que M. de Châteaubriand a écrit au Mercure, parce que M. Guizot a fait le feuilleton du Publiciste. Ce n’est point là, à coup sûr, qu’est la similitude. Mais enfin il faut convenir que plusieurs des livres les plus importans de ce temps-ci sont nés au sein même de la presse, et comme dans la lutte et la mêlée. Les éloquentes lettres de M. Augustin Thierry sur l’histoire de France n’ont-elles pas paru d’abord dans le Courrier, et n’est-ce pas dans le Globe que M. Jouffroy écrivait les plus belles pages de ses Mélanges ? En quelque abaissement que soient tombés les journaux dans certaines mains, c’est donc là une forme nouvelle acquise dorénavant aux œuvres de l’esprit, et qui sans doute restera. Quand une chose conquiert de l’étendue et de la puissance, il faut que le vulgaire l’envahisse au moins en ses limites reculées ; de là cette dégradation inouie du journalisme secondaire, qui fait de la charmante république des lettres de Bayle un assez triste bas-empire. Mais ce sont là des zones extrêmes, auxquelles, heureusement, ne ressemblent en rien les vrais climats littéraires.

Il était utile, il était nécessaire que de grands esprits, en descendant dans les journaux, fissent tourner au profit des idées vraiment littéraires et sérieusement politiques une forme aussi rapide et aussi puissante donnée à la pensée et, par conséquent, à la vérité comme au mensonge. De là, la collaboration de la plupart des hommes célèbres de la fin du dernier siècle et du commencement du nôtre aux journaux politiques de la révolution, aux journaux littéraires de l’empire. Il n’est presque pas un nom glorieux qu’on n’y retrouve. Mais l’abus, l’envahissement des médiocrités, sont venus vite, selon la triste nécessité des choses humaines, et le mal est si grand à l’heure qu’il est, qu’aucun homme vraiment éminent ne veut passer pour écrire dans les journaux quotidiens, et qu’on ne se risque à ces sorties aventureuses que sous le couvert d’une discrétion facile quelquefois à percer, mais qui, officiellement, laisse le plaisir et la garantie de la négation. En Angleterre, la presse quotidienne en