bien, en te ramenant ici chaque année, le tyran se condamne à plus de maux que sa victime, et mes torts augmentent en raison de ma souffrance intérieure. Mais, dans le tumulte du monde, quand tu redeviens le beau Gabriel, recherché, admiré, choyé de tous, c’est encore une autre souffrance qui s’empare de moi ; souffrance moins lente, moins profonde peut-être, mais violente, mais insupportable. Je ne puis m’habituer à voir les autres hommes te serrer la main ou passer familièrement leur bras sous le tien. Je ne veux pas me persuader qu’alors tu es un homme toi-même, et qu’à l’abri de ta métamorphose tu pourrais dormir sans danger dans leur chambre, comme tu dormis autrefois sous le même toit que moi, sans que mon sommeil en fût troublé. Je me souviens alors de l’étrange émotion qui s’empara peu à peu de moi à tes côtés, combien je regrettai que tu ne fusses pas femme, et comment, à force de désirer que tu le devinsses par miracle, j’arrivai à deviner que tu l’étais en réalité. Pourquoi les autres n’auraient-ils pas le même instinct, et comment n’éprouveraient-ils pas, en te voyant, ce désordre inexprimable que ton déguisement d’homme ne pouvait réprimer en moi ? Oh ! j’éprouve des tortures inouies quand Menrique pousse son cheval près du tien, ou quand le brutal Antonio passe sa lourde main sur tes cheveux en disant d’un air qu’il croit plaisant : — J’ai pourtant brûlé d’amour tout un soir pour cette belle chevelure-là ! — Alors je m’imagine qu’il a deviné notre secret, et qu’il se plaît insolemment à me tourmenter par ses plates allusions ; je sens se rallumer en moi la fureur qui me transporta lorsqu’il voulut t’embrasser à ce souper chez Ludovic, et, si je n’étais retenu par la crainte de me trahir et de te perdre avec moi, je le souffletterais.
Comment peux-tu te laisser émouvoir ainsi, quand tu sais que ces familiarités me déplaisent plus qu’à toi-même, et que je les réprimerais d’une manière tout aussi masculine, si elles dépassaient les bornes de la plus stricte chasteté ?
Je le sais et n’en souffre pas moins ! et quelquefois je t’accuse d’imprudence, je m’imagine que pour te venger de mes injustices, tu te fais un jeu de mes tourmens ; je t’outrage dans ma pensée… et c’est beaucoup quand j’ai la force de ne pas te le laisser voir…
Alors je vois que ta force est épuisée, que tu es près d’éclater, de