Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 19.djvu/166

Cette page a été validée par deux contributeurs.
162
REVUE DES DEUX MONDES.

modèle des vertus domestiques ; tristes vertus, crois-moi, quand elles ne sont inspirées ni par l’amour, ni par le dévouement. Pénétrée depuis long-temps de l’importance de son rôle dans la famille et du mérite avec lequel elle s’en est acquittée, elle songe beaucoup plus à maintenir ses prérogatives qu’à donner du bonheur à ceux qui l’entourent. Elle est de ces personnes qui passeront volontiers la nuit à raccommoder vos chausses, et qui, d’un mot, vous briseront le cœur, pensant que la peine qu’elles ont prise pour vous rendre un service matériel les autorise à vous causer toutes les douleurs de l’ame.

GABRIELLE.

Astolphe ! tu juges ta mère avec une bien froide sévérité. Hélas ! je vois que les meilleurs d’entre les hommes n’ont pour les femmes ni amour profond, ni estime complète. On avait raison quand on m’enseignait si soigneusement dans mon enfance que ce sexe joue sur la terre le rôle le plus abject et le plus malheureux !

ASTOLPHE.

Ô mon amie ! c’est mon amour pour toi qui me donne le courage de juger ma mère avec cette sévérité. Est-ce à toi de m’en faire un reproche ? T’ai-je donc autorisée à plaindre si douloureusement la condition où je t’ai rétablie ?

GABRIELLE, l’embrassant avec effusion.

Oh non ! mon Astolphe, jamais ! Aussi je ne pense pas à moi quand je parle avec cette liberté des choses qui ne me regardent pas. Permets-moi pourtant d’insister en faveur de ta mère : ne la plonge pas dans le désespoir, ne la quitte pas à cause de moi.

ASTOLPHE.

Si je ne le fais pas aujourd’hui, elle m’y forcera demain. Tu oublies, ma chère Gabrielle, que tu es vis-à-vis d’elle dans une position délicate, et que tu ne pourras jamais la satisfaire sur ce qu’elle a tant à cœur de connaître : ton passé, ta famille, ton avenir.

GABRIELLE.

Il est vrai. Mon avenir surtout, qui peut le prévoir ? dans quel labyrinthe sans issue t’es-tu engagé avec moi ?

ASTOLPHE.

Et quel besoin avons-nous d’en sortir ? Errons ainsi toute notre vie, sans nous soucier d’atteindre le but de la fortune et des honneurs. Ne faisons-nous pas ensemble ce bizarre et délicieux voyage, qui n’aura pour terme que la mort ? N’es-tu pas à moi pour jamais ? Eh bien ! qu’avons-nous besoin l’un ou l’autre d’être riche et de