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LETTRES POLITIQUES.

traversa heureusement le royaume de Lahor, et même, à Pechaïver, le sultan Mahmoud-Khan lui fit un bon accueil. Dans le royaume de ce prince, soumis par la terreur à Rindjit-Sing, on commence déjà à s’inquiéter des Russes et à parler d’eux sans cesse, comme on fait des Anglais dans le Beloutchistan. Il est vrai qu’une fois Lahor passé, on ne trouve plus personne qui craigne les Anglais, de sorte qu’on pourrait dire que les Russes auraient quelques chances de s’établir dans la partie de l’Asie voisine des possessions britanniques, et les Anglais dans la partie contiguë à l’empire russe ; encore l’occupation changerait-elle bientôt tout cela, et rendrait-elle à chacun des deux peuples la haine qui lui revient du côté des Asiatiques en ce moment. Mais continuons de suivre notre hardi missionnaire.

Avant de s’avancer plus loin, il se rendit près d’un saint personnage, et il obtint de lui des lettres de recommandations pour les principaux chefs du Turkestan. Outre ces lettres, il reçut du saint homme cette dernière instruction : « Ta réussite dépendra de tes soins à mettre de côté le nom d’Européen, et surtout d’Anglais, car les habitans de ce pays regardent les Anglais comme des intrigans politiques, qui possèdent de grandes richesses. » Muni de ces avis et de ces recommandations, il entra dans le Kaboul, et bientôt après commencèrent ses terribles misères. Dost-Mahammed-Khan, roi de Kaboul, lui facilita, il est vrai, le passage de ses états ; mais le voyageur ne révéla sa qualité d’Européen qu’au prince et à ses ministres, et il n’aurait pu pénétrer jusqu’à eux sans la connaissance parfaite qu’il avait des idiomes de l’Orient. Tantôt sous le titre de mirza (secrétaire), qu’on donne à ceux qui n’en ont pas et qui répond assez bien à notre esquire ; tantôt salué, malgré ses haillons, du nom d’agha, seigneur ; tantôt pris pour un horloger arménien, tantôt pour un marchand persan, ce qui n’est pas partout une recommandation ; se donnant tour à tour pour un Hindou, pour un Afghan, vêtu comme un mendiant, n’écrivant que la nuit à la lueur des étoiles et au fond du panier où il se perchait pour voyager sur un chameau, à demi aveuglé par la réverbération des neiges, brûlé par un soleil ardent, demi-mort de fatigue, sans cesse en danger d’être assassiné ou emmené en esclavage par les Ouzbeks, trouvant sur sa route les tertres qui recouvraient les restes de Moorcroft et d’autres voyageurs anglais, triste indice et présage de son sort, réduit à vivre avec les domestiques des pèlerins de caravane pour mieux se cacher, privé souvent d’eau, toujours de