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Mme Bulwer ne ménage pas lord Clifford ; elle porte toute son indulgence sur Julia, l’héroïne, sur lady Clifford, c’est-à-dire elle-même. Elle lui prodigue les lys et les roses, la beauté, les graces, les gentillesses, les amabilités, les conquêtes, les douleurs intéressantes, et aussi les amans. Ô madame Bulwer ! ceci ressemble trop à une caresse devant le miroir ; vous ne pouvez, en conscience, avoir toutes ces perfections d’ange. Êtes-vous ou n’êtes-vous pas lady Clifford ? Si vous ne l’êtes pas, votre œuvre est plate, c’est un mauvais roman qui ne peut exciter aucun intérêt ; si c’est bien vous, l’amour-propre est excessif, et le public prendra parti contre votre outrecuidance. C’est dommage vraiment que vous n’ayez pas voulu peindre, avec aigreur, si cela vous semblait bon, mais du moins avec franchise, cette étrange société anglaise que vous avez l’air de détester si fort. La lutte corps à corps de M. Bulwer lui-même contre l’opinion, ses efforts vigoureux pour se procurer une place ou plutôt se la creuser dans le bloc de l’aristocratie solide et généalogique de l’Angleterre, méritaient d’être observés : il y avait là tout un drame. Il lui a fallu, dites-vous, se poser, se gourmer, faire le matamore, braver, attaquer, critiquer, intriguer, pour arriver à son but. Aussi souple que Beaumarchais et plus altier que lui en apparence, il indique (nous le pensons du moins) un point de transition, un mouvement, une époque dans les destinées de la société anglaise. Il n’est pas vertueux. Je voudrais bien que l’on me montrât des personnages vertueux, commandant à la scène politique. Eh ! mon Dieu ! il y a là trop de dupes à faire et de vices à combattre. Un ingénu qui essaierait de se démêler innocemment de ce grand chaos, de cet imbroglio immense, ferait une trop ridicule figure ; ce serait l’abbé Lamourette dans la révolution, un mouton parmi les loups. Je crains qu’il n’y ait chez la plupart des gens qui réussissent dans cette sphère un peu du loup, beaucoup du renard, quelque chose encore du tigre. Lady Clifford savait bien qui elle avait épousé. Un bon romancier eût indiqué finement les hautes qualités cachées sous cette peau féroce, car l’humanité n’est jamais expressément et complètement détestable. Il y a des fils d’or enchevêtrés dans les trames les plus abjectes, et de bons côtés chez les pires des humains. La grande et profonde science qui découvre ces fils d’or est inconnue à lady Bulwer.

Nous voudrions savoir dans quelle espèce de société française Mme Bulwer a eu le malheur de vivre ; les personnes de notre nation qu’elle a connues lui ont donné de bien mauvais exemples, lui ont appris un très mauvais ton, et lui ont laissé des notions très erro-