Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/885

Cette page a été validée par deux contributeurs.
881
LETTRES POLITIQUES.

sont rejoints en franchissant le trait de plume qui avait été tracé entre eux sur la carte par les plénipotentiaires du congrès. La France, l’Espagne, le Portugal, la Pologne, la république cracovienne, la Belgique, la Hollande, la Grèce, Alger, ont totalement changé de forme politique et de domination ; des alliances nouvelles ont également été substituées à d’autres alliances, des trônes ont été élevés, des traités ont été déchirés, d’autres abolis, d’autres remplacés, et à chaque secousse qu’éprouve l’édifice, à chaque écroulement qui a lieu, on se hâte d’apporter une autre pierre, de la placer comme on peut, puis l’on se félicite du maintien du statu quo et de la durée de cet inébranlable monument dont on a rajusté tour à tour, tant bien que mal, les caves, les murs et les voûtes.

Ce que je viens de vous conter là, monsieur, n’est tout simplement que l’histoire du couteau de Janot. Le statu quo européen, qui est, ainsi que ce bel instrument, une chose impérissable, pourrait donc survivre à quelque nouvelle irruption russe du côté de Constantinople, et je ne serais pas étonné si quelques-uns de vos diplomates français avaient rêvé un raccommodage, pour le cas où surviendrait un accident pareil. Je vous dirai une autre fois mon avis là-dessus, car je n’ai pas encore assez réfléchi sur cette question : — Les intérêts commerciaux de la Russie et de l’Angleterre sont-ils assez opposés les uns aux autres pour que toute transaction soit impossible ; et, s’il est indispensable pour le commerce des Russes que leurs armées prennent Constantinople, l’Angleterre peut-elle se dispenser de les en faire sortir ? — Si vous tenez à être éclairé là-dessus, monsieur, j’irai faire un tour à l’office de la douane, et j’en reviendrai, probablement, sans aucun doute sur la question.

Car, il faut que vous le sachiez bien, mon cher monsieur, l’Europe, je dirai le monde entier, n’est qu’une vaste boutique, et l’Angleterre veut en être le premier commis. On dit que l’Angleterre aspire à l’empire du monde, et prétend dominer toutes les nations. Elle n’aspire, passez-moi le mot, qu’à obtenir leur pratique. Il est vrai qu’elle la demande souvent à coups de canons, mais tous les autres peuples ne font-ils pas ainsi ? L’Angleterre veut vendre ses toiles, ses indiennes, sa coutellerie, ses charbons, ses fils, ses papiers, son houblon ; la Russie veut placer ses cuirs, son savon, son caviar, ses cordages, ses toiles à voile, ses aciers, ses suifs, ses goudrons ; l’Autriche offre ses plaqués, ses cristaux, ses porcelaines, ses poteries ; la France colporte ses vins, ses blés, ses draps, ses dentelles, ses batistes, ses meubles, ses modes, ses lins, ses rubans, ses étoffes