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d’Auguste, le fils de Tibère empoisonné par Séjan, son petit-fils tué par Caligula, sa petite-fille par Messaline, la fille de Caligula justiciée à deux ans, Octavie, Antonia et Britannicus, toute la postérité de Claude immolée par Néron, leur frère adoptif, montrent ce que devenait la ligne directe des Césars. Quant à ce que l’on gagnait à être femme d’empereur, sur seize femmes qu’eurent les cinq héritiers du premier César, six périrent de mort violente, sept furent répudiées, trois seulement, par une prompte fin ou par un heureux veuvage, échappèrent au divorce et au supplice. Rien ne fut pareil en fait de cruauté, parce que rien ne fut pareil en fait de puissance.

Ce n’est pas que ces Césars ne fussent bien élevés, polis, n’eussent toute la grace et toute l’élégance de leur siècle. J’ai dit un mot des goûts érudits de Tibère. Caligula, si fou qu’il pût être, était passionné pour l’éloquence. La science et la littérature débordaient chez Claude ; il haranguait en grec et en latin. Néron avait reçu la poésie en partage. Tous parlaient grec, cette langue des poètes et des artistes, comme un diplomate russe parle français. Les Agrippine et les Julie, ces belles femmes aux traits nobles et sévères, avaient aussi leurs prétentions à la littérature et à l’esprit. C’étaient tous des gens du monde, ayant le goût des lettres, une conversation fleurie et de belles manières. Ils avaient pourtant mérité leur malheur. Nulle famille ne fut plus coupable envers le genre humain, moins encore parce qu’elle l’opprima que parce qu’elle le corrompit. Elle lui enseigna la corruption par son exemple, qui la montrait plus infâme et plus triomphante que jamais ; par sa tyrannie, dont la perpétuelle menace jetait dans tous les excès les ames qui voulaient s’étourdir, trop lâches pour regarder le danger en face ; enfin, par le fait seul de son existence et de son pouvoir, qui semblait un démenti perpétuel donné à la Providence. Elle imprima à cette époque ses deux grands caractères, le fatalisme et la servilité, la négation de Dieu et l’adoration de la créature, accoutuma tout homme à trembler sous un maître et à faire trembler un esclave, à corrompre l’un et à dégrader l’autre, mettant plus de pouvoir et de richesse où il y avait plus de vice, et plaçant à la tête de l’univers, et souvent au-dessus d’elle-même, tout un peuple de tyrans esclaves, centurions et tribuns dans le camp, procurateurs dans les provinces, affranchis et eunuques au palais. Et remarquez comme cet esprit pénétra profondément la société romaine : depuis Néron, si l’on excepte les quinze ans de Domitien, il y eut, pendant tout un siècle, un progrès suivi dans la moralité des souverains. Rome suivit-elle le même progrès ? en de-