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LES CÉSARS.

pieds, il put parvenir au mur de derrière de la villa. Phaon l’exhorta à se cacher dans une sablonnière, en attendant qu’on lui préparât les moyens d’entrer secrètement dans la maison ; il répondit qu’il ne voulait pas être enterré vif, demeura là quelque temps, et but dans le creux de sa main un peu d’eau de la mare voisine. « Voilà donc, dit-il, le breuvage de Néron[1] ! » Ensuite, il enleva de sa pœnula, déchirée par les buissons, les épines qui y étaient entrées, et puis, se traînant sur les pieds et les mains, par un passage étroit qu’on venait de creuser sous terre, rampa jusque dans la cellule la plus proche, où il se coucha sur un lit garni d’un mauvais matelas et d’une vieille couverture. Tourmenté par la faim et la soif, il refusa néanmoins du pain noir qu’on lui offrit, mais but un peu d’eau tiède. Chacun le pressant ensuite de s’arracher au plus tôt à tous les outrages qui le menaçaient, il fit creuser devant lui une fosse à sa mesure, ordonna de réunir, s’il se pouvait, quelques débris de marbre, d’apporter de l’eau et du bois pour rendre les derniers soins à ses restes, pleurant à chaque parole et répétant : « Quel grand artiste le monde va perdre ! » Cependant arriva un courrier de Phaon, dont il saisit les dépêches, et il lut que le sénat l’avait déclaré ennemi public et condamné au supplice des lois anciennes ; et comme il demanda quel était ce supplice, on lui répondit que le condamné, dépouillé de ses habits, était obligé de placer sa tête dans une fourche, et que là on le battait de verges jusqu’à ce qu’il mourût. Effrayé, il saisit deux poignards qu’il avait sur lui, en essaya la pointe, et les cacha ensuite, l’heure fatale, disait-il, n’étant pas encore arrivée ; puis il exhortait Sporus à pousser des lamentations funèbres et à se frapper la poitrine, il suppliait l’un de ses compagnons de l’encourager par son exemple à mourir, il se reprochait sa propre lâcheté : « Je vis pour mon déshonneur. C’est honteux, Néron, c’est honteux ! Il faut du cœur aujourd’hui. Allons, réveille-toi. »

« Mais déjà arrivaient des cavaliers avec l’ordre de le saisir vivant. Au bruit des pas, il s’écria en tremblant : « Le galop des coursiers a frappé mon oreille[2] ! » Enfin, aidé par Épaphrodite, son secrétaire, il se perça la gorge. Il respirait encore, lorsqu’arriva le centurion, qui, étanchant la plaie avec son habit, feignit d’être venu le secourir. Tout ce que dit Néron fut : « Il est trop tard ! » et : « Voilà donc cette foi jurée ! » Il mourut sur cette parole, ses yeux sortant de leurs

  1. Hæc est Neronis decocta. — Decocta était une eau chauffée que l’on faisait ensuite rafraîchir dans la neige. Cette recherche était de l’invention de Néron. (Plin., XXXI, 5.).
  2. Homère, Iliad., X.