Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/864

Cette page a été validée par deux contributeurs.
860
REVUE DES DEUX MONDES.

Les légions étaient en discrédit comme les provinces (cette défaveur était même une tradition d’Auguste). Tandis que les prétoriens, qui faisaient les empereurs, étaient choyés et engraissés par eux, vingt légions[1] (120,000 hommes) étaient toutes les forces romaines de l’empire, éloignées les unes des autres et de Rome (car le centre de l’empire se maintenait presque sans soldats) ; disséminées sur le Rhin, le Danube, l’Euphrate, le Nil, au pied de l’Atlas, enfermées dans la prison maritime de l’île de Bretagne ou dans la péninsule ibérique, elles étaient l’objet d’une défiante et jalouse attention. On ne permettait volontiers ni l’industrie aux populations, ni la guerre aux soldats. Parmi les gouverneurs, les uns étaient des affranchis de César, créatures du palais, qui achetaient leurs charges à prix d’argent, et regagnaient leurs avances en faisant marché de la justice ; c’est à ceux-là que Néron disait, lorsqu’ils partaient pour leurs provinces : Tu sais de quoi j’ai besoin. Les autres étaient des chefs militaires, suspects par cela même. Un général romain, dans les Gaules, eut la pensée d’un canal de la Saône à la Moselle, magnifique communication entre les deux mers ; ses amis l’avertirent qu’il paraîtrait rechercher la popularité, et ferait peur à César : crainte, dit Tacite, qui arrêtait tous louables efforts. Galba, en Espagne, après avoir fait long-temps une sévère police contre les maltôtiers romains, changea de système, disant qu’après tout, à qui ne fait rien, on ne demande pas de compte[2]. Quant à la guerre, déjà Tibère, voyant l’empire entamé par les barbares, avait mieux aimé dissimuler ces plaies que de la permettre à personne[3], tant une victoire lui semblait chose redoutable ! Il en advint que, poussées en arrière par César, Auguste et Germanicus, qui pressentaient là les destructeurs de Rome, les races germaniques, à la vue du long repos des armées romaines, se dirent que « César avait ôté à ses généraux le droit de mener à l’ennemi[4], » revinrent peu à peu à la charge, se poussèrent les unes les autres contre le colosse, y mordirent, et, au bout de quelques siècles, furent irrésistibles. Déjà, sous Néron, à travers les bois et les marécages, les Frisons, amenant avec eux dans de légères barques leurs enfans et leurs vieillards, envahissent des terres romaines destinées à la charrue, mais abandonnées ; déjà les Germains le long du Rhin, les Parthes à l’orient, les Maures au midi, in-

  1. C’était du moins le compte de Joseph (de Bello, II, 28) vers la fin du règne de Néron. Il n’y avait dans l’intérieur de la Gaule que 1200 soldats.
  2. Suét., In Galba, 10.
  3. Ne cui bellum permitteret. (Tacite.)
  4. Ereptum legatis jus ducendi in hostem. (Tacit., XIII, 53.)