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LES CÉSARS.

même, faute d’autres, il rencontre parfois une ambition plus digne ; qu’il envoie à la recherche des sources du Nil, grand problème géographique de l’antiquité ; qu’il médite une expédition contre l’Éthiopie ; qu’une armée se prépare à aller aux portes Caspiennes soumettre les peuples inconnus du Caucase ; que déjà, sous le nom de phalange d’Alexandre, une légion d’hommes de six pieds soit enrôlée : tout cela, c’est talent, c’est pouvoir, c’est chose que l’homme peut faire. Mais lui, il est dieu ! Le sénat lui décerne des autels comme s’étant élevé au-dessus de toute grandeur humaine[1]. Il est dieu : les poètes le lui redisent avec cet excès de déclamation et d’hyperbole dont peut être capable une ame servile et une poésie dégradée : « Lorsque, ta carrière achevée en ce monde, tu remonteras tardif vers la voûte céleste… soit que tu veuilles tenir le sceptre des cieux, soit que, nouveau Phébus, tu veuilles donner la lumière à ce monde que n’affligera pas la perte de son soleil, il n’est pas de divinité qui ne te cède sa place, et la nature te laissera prononcer quel dieu tu veux être, où tu veux mettre la royauté du monde… Ne te place pas à une des extrémités de l’univers ; l’axe du monde perdrait l’équilibre et serait entraîné par ton poids. Choisis le milieu de l’éther, et que là le ciel pur et serein n’offusque d’aucun nuage la clarté de César !… »

Ainsi parlait Lucain, le philosophe, l’admirateur de Pompée et de Caton, au temps où Néron lui laissait lire ses poèmes en public. Plus tard, il est vrai, lorsque sa poésie fut confinée dans le silence du cabinet, il déclama contre la divinité des tyrans, blâma la lâcheté des peuples qui « ne savent pas que l’épée leur est donnée pour que nul ne soit esclave, » et conspira avec Pison pour le renvoi de son dieu à l’Olympe. Au moins la flatterie délicate d’Horace voilait, sous un nuage de poésie mythologique, ce qu’avait de révoltant la divinité de son Auguste ; mais cette adulation des basses époques de l’empire, sans mesure et sans pudeur, d’autant plus qu’elle est sans talent et sans foi, outrant tout parce qu’elle ne croit à rien, et mettant d’autant plus volontiers l’homme à la place de la Divinité qu’elle n’honore pas la Divinité, a un caractère particulièrement misérable qu’on reconnaît, ce me semble, dès les premières lignes.

Aussi Néron croit-il à sa divinité. Un naufrage lui enlève des objets précieux : Les poissons, dit-il, me les rapporteront. Le monde plie si profondément sous ses lois ! non, « les princes ses prédécesseurs

  1. Tanquâm humanum fastigium egresso. (Tacite.)