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LES CÉSARS.

ronnes, et, après l’avoir vaincu, il aura bien alors le droit de briser les statues de Pammenès. Malheur à qui est condamné à être son adversaire ! Vaincu d’avance, il n’en est pourtant pas moins exposé à toutes les manœuvres d’un inquiet rival ; Néron l’observe, cherche à le gagner, le calomnie en secret, l’injurie en public, lui jette des regards où la menace n’est que trop éloquente. Un chanteur, trop plein de sa gloire, s’oublie jusqu’à chanter mieux que Néron ; le peuple lui-même (comme autrefois à Rome, au milieu d’une lecture de Lucain, malgré la présence et la jalousie de Néron, des applaudissemens s’élevèrent et perdirent le poète), le peuple artiste de la Grèce écoute ravi, quand tout à coup, par ordre du prince, les acteurs qui jouaient avec ce malheureux le saisissent, l’adossent à une colonne, et lui percent la gorge avec leurs stylets.

À Corinthe, César, qui ambitionne toutes les gloires, se rappelle ce projet plusieurs fois essayé de la coupure de l’isthme, entreprise gigantesque dont la nature a toujours refusé le succès à l’industrie humaine, et que semblait défendre une superstitieuse terreur. Devant les prétoriens rangés en bataille, Néron sort d’une tente dressée sur le rivage, harangue ses soldats, chante un hymne à Amphitrite et à Neptune, reçoit en dansant, des mains du proconsul, un pic d’or, en frappe trois fois le sol, et recueille quelques grains de poussière qu’il emporte dans une hotte, aux acclamations de tout le peuple. Des milliers d’hommes travaillèrent après lui, soldats, esclaves, condamnés, six mille prisonniers juifs envoyés par Vespasien, bannis ramenés du lieu de leur exil (et parmi eux le philosophe Musonius), criminels sauvés de la mort pour venir concourir au grand œuvre de l’empereur. En soixante-quinze jours, on avait ouvert un canal de quatre stades, la dixième partie du travail, lorsque tout à coup vint l’ordre de s’arrêter. — Helius rappelait à Rome son souverain ; une conjuration s’y tramait, disait-il. — « Tu devrais plutôt souhaiter, lui répondait Néron, non que je revienne promptement, mais que je revienne digne de Néron, » Il fallut qu’Helius vînt lui-même en sept jours pour l’arracher à ses triomphes.

Néron fait donc ses adieux à la Grèce, il la proclame libre, exempte d’impôts ; il enrichit les juges qui l’ont couronné. Il est vrai qu’il l’a ruinée par son passage, qu’il a donné à toutes les denrées un prix excessif, qu’il a pillé ses temples, qu’il lui enlève cinq cents de ses dieux, qu’il a dépouillé les riches, trop heureux encore lorsqu’il ne les a pas fait mourir ; que l’absence du spectacle, la paresse à applaudir, le défaut de dilettantisme et d’admiration sont