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dans la civilisation détruire froidement et par calcul des tribus qu’il lui aurait été facile de civiliser, pour les remplacer ensuite par des esclaves ; car il y a là une double injustice et un double crime : injustice envers ceux qu’on chasse ou qu’on extermine, crime envers ceux qu’on leur substitue. Mais ceux-ci vengeront ceux-là, car les Indiens ne pourront pas se venger eux-mêmes. Il n’y en aura bientôt plus un seul. La guerre, les privations, les persécutions de tout genre, et plus que tout cela peut-être, l’eau-de-vie qu’on leur donne comme on donne du poison à un homme dont on veut se défaire, auront bientôt fait disparaître jusqu’aux derniers restes de ces tribus, qui se montraient pour la plupart si bien disposées à recevoir les lumières de la civilisation et du christianisme. Je ne crois pas que l’histoire offre l’exemple d’une iniquité aussi monstrueuse dans sa forme, ni aussi persistante dans sa durée.

Jamais on ne vit un peuple même barbare vouloir posséder le sol qu’il avait conquis, nu et vide d’hommes ; en arracher à la fois et les arbres qui en absorbaient les sucs et la population qui l’habitait ; employer pour cela tous les moyens, depuis la force la plus brutale jusqu’à la ruse la plus astucieuse, depuis les traités les plus solennels jusqu’au poison, depuis la corruption jusqu’à l’ignorance. Lorsque les peuples barbares se précipitèrent sur l’empire romain, ils ne détruisirent point les populations qu’ils y trouvèrent, mais ils les attachèrent au sol qu’ils avaient conquis, pour qu’elles le travaillassent à leur profit ; et la valeur morale de la féodalité comme institution ne peut être mieux appréciée que par la comparaison de l’état de choses qu’elle fondait avec celui qui est résulté de la conquête en Amérique. La féodalité enracinait en quelque sorte au sol le peuple subjugué : aujourd’hui la conquête l’en déracine avec violence ; et quand le sol est vide, et qu’il n’y a plus de bras pour le travailler, les vainqueurs envoient leurs agens aux marchés où l’on vend des hommes, ils en achètent ce qu’il leur en faut, et les répandent ensuite sur la terre qui leur appartient, sans toutefois les y attacher, comme faisait la féodalité ; car de cette manière ils auraient une base et tiendraient à quelque chose, et l’on veut qu’ils ne tiennent à rien qu’à la volonté ou plutôt qu’au caprice de leurs maîtres.

Le mouvement de la civilisation se produit en Amérique comme il s’est produit en Europe, de l’est à l’ouest, et du nord au midi. Les premiers signes de son approche se manifestent parmi les animaux qui peuplent ces lieux. Ils sentent et présagent la civilisation qui les menace, comme ils pressentent la tempête qui se forme dans les airs. Le bison émigre et disparaît, et déjà cet animal a déserté toutes les contrées situées à l’est du Mississipi. C’est là le premier signe. Bientôt après le bourdonnement de l’abeille se fait entendre ; c’est le second signe. Alors l’Indien ne doute plus ; il sait que les hommes de la civilisation sont là tout près. Il ne les attend pas, car il connaît le sort qui lui serait réservé. Il se résigne, et chargeant sa cabane et ses idoles sur ses épaules, il s’en va chercher plus loin le repos et la sécurité. Après qu’il est parti, deux ou trois Américains apparaissent, et se construisent quelques misérables huttes pour eux et pour leurs familles. Ils abattent les arbres autour