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REVUE DES DEUX MONDES.

Ce lieu vaut l’estat des plus grands roys,
Puisqu’un pot y tient autant que trois.

Aussi je veux faire un serment
De vivre désormais pour le servir seulement,
Et verser, pour ce prince divin,
Plus de sang que je n’ai bu de vin.

Ainsi chantaient au cabaret
Le bon gros Saint-Amant et le vieux père Faret,
Célébrans l’un et l’autre à son tour
La santé du comte de Harcour !

Vivat !

Assez pauvre poésie comme vous voyez ; mais Saint-Amant grandira. À cette époque il n’avait rien vu et ne savait rien. Sous les drapeaux du comte, on ne devait pas craindre qu’il tombât dans le pédantisme ; mais sa muse, s’il en avait une, pouvait bien devenir spadassine, scabreuse, écervelée, soldatesque, insolente, triviale et étourdie. C’est ce qui arriva.

Les lettres étaient alors en république. Ronsard charmait toujours les ames, non par son imitation trop assidue des anciens, mais par l’énergie de son rhythme et de son expression téméraire. Régnier, Sigogne et Du Laurens flattaient plus vivement les goûts régnans, la gaillardise, la violence, l’amour du hasard, de la satire et de la sensualité. On laissait Malherbe peser dans un coin ses syllabes et éplucher ses diphthongues, et l’on avait pour lui beaucoup plus d’estime que de penchant. Il recommandait un difficile et puissant travail, terreur des esprits capricieux et volontaires que l’époque nourrissait en foule. Tout le monde faisait des vers, et tout le monde se battait. Chacun avait son duel, son complot, son sonnet et son ode. On ne s’embarrassait guère de l’art et de l’avenir ; on suivait, comme dans tous les temps d’aventure et de trouble, l’inspiration du jour et la fantaisie.

La flotte du comte, emportant les deux poètes et le héros, s’élance voiles déployées. Il s’agit d’aller chasser les Espagnols des îles Sainte-Marguerite. À peine le jeune de Gérard est-il sur le pont du vaisseau, sa soif de vin s’éveille et sa verve s’allume. Il entonne le dithyrambe :

Matelots ! taillons de l’avant !
 Notre navire est bon de voile !
Ça ! du vin ! pour boire à l’étoile