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REVUE LITTÉRAIRE.

tous les jours à la place occupée naguère par la critique, peut-il grandir et profiter ? En élargissant indéfiniment son domaine ne perdra-t-il pas en profondeur ce qu’il gagnera en étendue ? L’abbé Delille eût peut-être parlé ici du salpêtre comprimé dans les tubes d’acier, et dont la force s’accroît à mesure qu’on le serre davantage ; mais, sans métaphore, l’imagination mise de la sorte en coupe réglée, la diffusion prodigue du talent, le gaspillage et l’éparpillement littéraire ne demeureront-ils pas le plus triste, et je le crains, le plus notable caractère de notre littérature ? De là ces formes tourmentées et heurtées, ces aspirations bizarres et précipitées vers le paradoxe, ces ambitions inouies de réforme par l’in-octavo qu’on rencontre dans les romans modernes. Ah ! mon Dieu, si c’est là de l’originalité, je m’y perds. Vos imbroglio de mélodrames ont été dépassés il y a deux siècles dans les nouvelles espagnoles qui séduisaient Corneille ; vos confidences intimes sur l’amour, sur les nuances des sentimens ont été faites il y a long-temps par Mme de Sablé à la comtesse de Maure ; et Crébillon fils, ou Marivaux, savaient mieux comment était décoré un boudoir du XVIIIe siècle que vous ne le direz jamais. Soyons plus modestes et plus simples, et, sans nous rien interdire, tenons surtout compte de l’expression naïve des sentimens vrais. Édouard et Adolphe, le Lépreux de la cité d’Aoste ou René n’eussent pas formé d’abord vingt feuilletons, puis deux volumes, et néanmoins certaines personnes pensent qu’on les lira encore quand Arthur aura été rejoindre dans l’oubli Plik et Plock, quand il ne s’agira pas plus du Cabinet des Antiques que des œuvres malencontreuses d’Horace de Saint-Aubin. Le premier livre dont nous parlerons aujourd’hui ne se rattache que trop à ce mouvement inconsidéré, à cet abandon hâté de tout souci littéraire auquel il faut bien se résigner.


Ce qu’il y a dans une bouteille d’encre, deuxième livraison. Clotilde, par M. Alphonse Karr[1]. — Il est impossible de gaspiller plus d’esprit. Clotilde ne vaut pas Geneviève, et en voulant aborder cette fois le roman à fracas dramatique, M. Alphonse Karr a complètement méconnu la nature fine, malicieuse, enjouée, agréablement descriptive de son talent. Cependant l’imprévu, la boutade, le caprice, la raillerie dont il abuse si souvent dans ses écrits, mais qui en constituent pourtant l’originalité, et qui leur donnent un charme incontestable, tiennent encore une grande place dans Clotilde. Cette manière bizarre de faire ses livres en déshabillé, de se laisser aller négligemment à la fantaisie et au hasard de la verve, d’introduire le public dans les secrets de composition, de lui montrer les ficelles et jusqu’au dernier recoin des oripeaux littéraires, entraîne volontiers l’esprit, et le fait se prendre aux séductions d’un procédé faux et déplorable. M. Karr pousse quelquefois à bout la permission qu’on lui a depuis long-temps accordée d’être volontairement bizarre ; ainsi le dialogue entre une chouette et un rossignol, qu’il amène au milieu d’un rendez-vous d’amour de son héroïne, n’est pas plus

  1. vol. in-8o, 1839, chez Desessart, rue des Beaux-Arts, 15.