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DE LA LITTÉRATURE POPULAIRE EN ITALIE.

vation pittoresque de Venise, éprouve le vertige ; il considère le monde comme une cage de fous. Les grands seigneurs qui jouent des monceaux d’or, les pauvres qui meurent d’inanition, Apicius qui voyage par gourmandise, Régulus qui se fait massacrer par des Africains, pour lui ce sont des mascarades qu’il mêle sans façons au carnaval de Venise, aux masques italiens et à toutes les folies du pays. Ne comprenant plus rien au vice ni à la vertu, il délaie son idée fixe dans une vingtaine de brochures, qu’il allonge indéfiniment avec maints exemples d’histoire et de mythologie. On retrouve le même chaos dans les chants de Beldati sur la fondation de Venise ; on y voit confondus ensemble les dieux de l’Olympe et les saints du christianisme, le libertinage de Vénus et la dévotion catholique. La société vénitienne se dessine obscurément dans cette poésie anarchique : Diane, Vénus et les autres déesses de Beldati sont d’aimables Vénitiennes qui étourdissent l’Olympe de leurs caquetages ; elles ont des amoureux, bouleversent tout ce qui les entoure et président aux embellissemens de la ville. Dieu, la Vierge et les saints planent sur cette société païenne, comme le sénat et l’inquisition sur le carnaval de Venise. Voilà ce que fut le siècle de Louis XIV sur l’Adriatique.

La régence y fut mieux comprise ; elle s’allia à ce libertinage ancien qui ne demandait pas mieux que de recevoir une forme moderne. Venise adopta l’incrédulité des écrivains français, et le mouvement du siècle, aidé par les passions, alla jusqu’à ébranler l’immobilité du sénat. On supprima les couvens, on fit des lois somptuaires, on oublia l’ancienne Venise des Nicoloti et des Castellani, tout le monde fut occupé du présent. Les uns furent péniblement affectés par ce mouvement qui faisait craquer tous les ressorts de la république ; les autres se hâtèrent de jouir de ce reflet que la régence française jetait sur Venise, et cette double exaltation d’alarmes et de saturnales se reproduisit dans la poésie.

Baffo est le poète des orgies, il chante le triomphe de Vénus ; sa poésie est une fête d’amour, célébrée au milieu des saints et des madones ; pas une seule de ses épigrammes qui ne révolte la pudeur ; pas un de ses madrigaux qui ne soit souillé par les expressions les plus techniques de la langue du libertinage ; toutes les images se salissent en traversant l’esprit de Baffo, et ces images provoquent le fou rire sur tout ce qu’il y a de plus grave et de plus respecté dans la république. Ici c’est le couvent avec ses règles, ses austérités, ses dévotions, qui devient un temple de Priape. Là c’est l’ombre de Bonfadio, l’historien cynique de Gênes, qui revient de l’autre monde pour dire à Baffo qu’il a cherché Dieu partout, mais qu’il ne l’a trouvé nulle part ; ailleurs c’est Baffo lui-même qui fait ses sonnets d’outre-tombe pour débiter toute sorte d’obscénités. Puis on rencontre une foule d’observations, de réflexions, de railleries sur Dieu, sur l’enfer, sur l’honneur, sur la vertu, ou bien l’apologie du vice, la religion du soleil et une foule d’autres choses destinées à achever l’éducation des dilettanti. « Vive le vice ! dit-il, il embellit la ville, il fait circuler l’argent, il nourrit les artistes : ôtez l’amour, la gourmandise et l’ambition, l’argent et le génie ne servent plus à rien. Dieu et l’honneur sont des chimères, adorez le