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dans une paraphrase elle disparaît entièrement. Ainsi le poète dira : « Ô femmes, faites répandre des lacs de pleurs, élevez des vents de soupirs, faites-vous des armées d’amans, créez de nouveaux tourmens, distillez-vous l’enfer dans les yeux, que des milliers de malheureux se jettent à vos pieds. Amour, je ne serai pas ta victime, à moins que je ne te donne l’huile et la farine pour me rôtir, etc. « Ces images dans le dialecte ont un charme particulier.

Ingegneri, Caravia, Briti, Pino, sont les successeurs, pour ne pas dire les disciples, de Veniero. Ingegneri[1] a passé sa vie loin de sa patrie, mais il a toujours chanté l’amour vénitien, avec les promenades en gondole, et les amans qui suivent les dames à l’église. Caravia a écrit une très longue lamentation de Naspo Bizarro, ouvrier de l’arsenal. Dans les trois premiers chants, Naspo est furieux d’amour et de jalousie ; il dira : « Ma blonde, tes yeux sont plus étincelans que les étoiles du ciel et les diamans de l’Inde, il n’y a que le Titien qui puisse faire ton portrait ; les trésors de la Zecca, de l’Arsenal et du Bucentero ne pourraient pas acheter ta beauté, etc. » Et, quelques stances plus loin, il ajoutera : « Madame, dites à cet étranger tout parfumé, avec les bottes et l’épée de velours, et les revers à broderies, qu’il ne rode plus sous votre fenêtre, s’il aime la vie ; je ferai jouer mon poignard. L’autre nuit, j’ai déjà fait bon marché de Tecla, Merlin, Maron, etc. » — Le quatrième chant a pour titre : Fin des Amours de Naspo Bizarro, qui a épousé joyeusement sa maîtresse pour vivre en hon chrétien baptisé. — Le cinquième est une plainte de l’ouvrier qui se repent bien de son mariage : il est taquiné par ses créanciers et par sa femme ; ses amis lui conseillent de la battre. — Que voulez-vous ? répond-il avec bonhomie ; elle deviendrait enragée et se vengerait sur mon honneur. — Pino (1573) continue sur ce ton, il chante comme Caravia la bizarrerie de Naspo, qui, cette fois, est très disposé à battre sa femme. Ces poésies sont datées de la prison ou de l’exil. L’ouvrier prie sa femme de vendre ses robes pour le racheter ; le plus souvent il la querelle parce qu’elle lui avait caché le poignard et l’épée ; s’il était sorti avec sa bonne lame, il se serait défendu, et les sbires ne l’auraient pas enlevé. Toujours des dettes, des coups de stylet, de l’amour, et quelque coup de bâton donné même à la belle. Il est si habitué à frapper, dit-il, qu’il pourrait l’estropier par mégarde. — Britti[2] ferme la série de ces lyriques. Moins élégant que ses devanciers, il les surpasse par la rapidité du mètre, par l’étourderie des refrains et par la facilité entraînante du langage.

Vers 1640, la verve du XVIe siècle disparaît, la période lyrique de la poésie vénitienne cesse ; Veniero n’a plus d’imitateurs ; on ne songe plus ni aux Castellani, ni aux Nicoloti ; l’amour n’est plus ni violent, ni poétique, et les idées modernes apparaissent pour la première fois à Venise à la suite de la réaction catholique dirigée contre les libertés du moyen-âge et contre les libertés de la réforme. Mais les idées modernes à Venise ne produisent que de l’étonnement. Bona, le poète de l’époque, placé entre les exigences de la morale et la dépra-

  1. Mort en 1613.
  2. Né en 1620. Il perdit la vue, et fut emprisonné en 1641.