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DE LA LITTÉRATURE POPULAIRE EN ITALIE.

choses faillit déplacer le siége du gouvernement et le transporter à Constantinople. En 1296, on acheva la constitution politique de Venise ; on dérouta tous les partis par une étrange complication d’élections, et on constitua un gouvernement unique, où se trouvaient réunis un roi sans pouvoir, une aristocratie sans châteaux et un peuple sans liberté. L’inquisition fut le palladium de Venise. La métaphore qui compare la république à un vaisseau était une réalité à Venise, qui était en effet un immense vaisseau de marbre fixé sur des pilotis. Un millier d’hommes bien résolus, une conjuration heureuse, pouvaient y détruire le gouvernement. Avant 1296, vingt doges avaient été massacrés ; plusieurs fois la république s’était vue à deux doigts de sa perte, mais l’inquisition était là comme une machine énorme suspendue dans l’air, pour écraser les ennemis de l’état, et Venise resta toujours à la tête de huit millions d’hommes, traversa l’époque des grandes trahisons italiennes, déjoua les coalitions de l’Espagne, de l’empereur et de la France, et cela avec des secrets d’état confiés à deux cent quatre-vingts personnes, avec un commerce immense, avec la politique des Borgia rédigée en code, avec une foule d’étrangers dans son sein, un carnaval perpétuel, et des prisons au-dessous du niveau de la mer.

La littérature de Venise commence au XIIIe siècle, avec les relations des voyageurs. L’attention des marchands de Venise était tournée vers l’Orient. Ils partaient avec leurs pacotilles et des lettres du pontife, visitaient Alexandrie, Constantinople, Samarcande, et revenaient raconter à leurs compatriotes les merveilles de l’Asie. Marco Polo, les Zeno, Ca da Mosto, voilà les premiers écrivains de Venise ; ce sont des commerçans et des poètes ; leurs livres offrent une suite de renseignemens géographiques, où la naïveté populaire éclate auprès de l’admiration enthousiaste. Plus tard, au XVe siècle, la littérature révèle la corruption qui commence à régner dans les villes italiennes ; on en est déjà à la plaisanterie libertine, à la satire des couvens ; on lit les vers graveleux d’un moine suspendu dans une cage au clocher de Saint-Marc, pour des vices honteux.

Jusqu’ici la langue vénitienne flottait entre le latin et l’italien ; au XVIe siècle, elle se dépouille de sa grossièreté. Elle devient riche, colorée, pleine de nuances ; la plaisanterie jaillit de ses phrases, chacun de ses mots tourne à l’épigramme, et les mœurs poétiques de Venise passent dans sa littérature populaire. Cette révolution est marquée par un petit poème anonyme sur la guerre des Castellani et des Nicoloti. Les Castellani étaient les ouvriers de l’arsenal et les Nicoloti ceux de la ville. Ces deux partis demeuraient dans des quartiers différens, ne se mêlaient jamais, et, à la Saint-Simon, se donnaient rendez-vous au pont des Serfs, où ils se présentaient armés de bâtons, pour se livrer des batailles régulières. C’était un tournoi plébéien, tout le monde accourait au spectacle, la foule occupait la lagune, les quais, les maisons, grimpait sur les toits, et les nobles ne manquaient pas à cette fête nationale, qui perpétuait les divisions du peuple au profit de l’aristocratie. Le poète a décrit, dans des Stances vives et légères, les bravades des partis, les incidens burlesques de la lutte, l’irritabilité des combattans, la raillerie des gondoliers, la bravoure in-