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pleins de naïveté et d’originalité dans la forme ; ils saisissent les moindres nuances de la pensée ; ils se livrent aux caprices les plus hardis. La poésie de ces dialectes se grave dans la mémoire de tout le monde, et les railleries qui leur sont familières manquent rarement de transformer en caricatures, en types, ceux qui en sont frappés.

En Italie, on compte quatorze patois, plusieurs centaines d’écrivains municipaux, une foule immense de chansons, de poèmes, de parodies, de contes ; chaque ville a son épopée, chaque bourgade a son grand homme[1]. Cependant ce n’est qu’aux extrémités de l’Italie que la littérature populaire se développe avec le plus de force. À Venise, elle commence par les voyages de Marco Polo, et finit par revendiquer Ch. Gozzi et Goldoni, les deux meilleurs auteurs comiques de l’Italie. Naples a son Dante, son Boccace, son Pétrarque : ce sont Cortese, Basile et Sgruttendio ; ils fleurissent en même temps, et ils expriment tout l’élan plébéien de l’époque de Masaniello. Milan, plus original que poétique, a deux grands hommes, Maggi et Porta ; l’un appartient à la Lombardie espagnole et aux mœurs aristocratiques du XVIIe siècle ; Porta se moque de tout ce que l’autre a décrit, et saisit par des croquis admirables tous les ridicules du pays, soudainement démasqués par la révolution française. Les Siciliens dépassent les plus grands poètes de l’Italie par leurs rêveries amoureuses et par la délicatesse attique de leurs pastorales. Ces poésies populaires n’ont été ni connues ni jugées ; les écrivains supérieurs n’ont pas voulu s’en occuper, les autres ne comprenaient pas les langues ; le peuple admire sans analyser. Nous tâcherons de faire connaître les grands hommes de Venise, de Milan, de Naples et de Palerme ; nous ne parlerons pas de l’Italie centrale et des petits états ; ceux-ci se rattachent aux quatre capitales du sud et du nord ; quant à l’Italie centrale, l’affinité entre les patois et la langue y efface l’originalité des municipes.

Le gouvernement, la politique, les arts, les plaisirs, tout était exceptionnel à Venise ; c’était une ville amphibie, commerçante et conquérante, à demi italienne, à demi byzantine. Détachée brusquement de Padoue lors de l’irruption des barbares, elle s’agrandit obscurément par un immense commerce de monopole, et elle put se joindre à Pise et à Gênes, afin de porter en Asie la grande invasion des croisades. Plus tard elle se réunit aux croisés pour attaquer l’empire d’Orient, qui tomba sans résistance, et laissa libre carrière aux conquêtes de Venise de l’autre côté de l’Adriatique. La couronne de Byzance, la domination de l’archipel, le commerce de l’Orient, voilà ce qui formait la grandeur de la république. Vers la fin du moyen-âge, elle s’appelait la fille aînée de la république romaine, elle dominait sur la quatrième partie des terres que Rome avait possédées à l’époque des empereurs, et cependant elle n’avait pas de pouvoir en Italie, et elle redoutait encore la petite ville de Padoue. Ce bizarre état de

  1. Il y a près de deux mille ouvrages en dialectes vulgaires, sans compter les manuscrits : nous devons ce chiffre à l’obligeance de M. Salvi, qui nous a transmis son tableau bibliographique des littératures municipales.