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à casser les jambes des chevaux ; la route, dis-je, tourne et retourne au moins vingt fois sur elle-même avant d’atteindre le haut de la montagne. Le ravin, complètement boisé, est d’une profondeur excessive, et n’a pas vingt-cinq mètres de largeur ; le torrent a creusé la roche et a formé un pont naturel, dont l’arche unique a au moins vingt mètres d’ouverture. Ces merveilleuses horreurs avaient absorbé toute notre attention ; nous montions à pied, à cause de la difficulté du chemin, et nous avions oublié bergers et clephtes, lorsqu’un nouveau bruit, qui venait d’en haut, nous ramena à nos premières réflexions, et nous vîmes de vigoureux Albanais, placés comme en vigie, l’œil fixé sur nous, le fusil sur l’épaule, et paraissant épier nos moindres mouvemens. Que faisaient-ils là ? Était-ce la curiosité seule qui les attirait, ou bien venaient-ils compter les voyageurs, afin de juger des chances de succès que pouvait présenter une attaque de leur part ?

Nous ne pûmes nous former aucune opinion à cet égard. La vie retirée du berger albanais, son ignorance des lois qui règlent les rapports des hommes entre eux, ses mœurs farouches et sauvages, les armes qu’il porte toujours et dont il n’ignore pas l’usage, laisseront dans le doute tout voyageur qui se trouvera dans une position analogue à la nôtre. Aussi nombreux que les Albanais, nous les interpellâmes avec énergie. Ils nous répondirent avec un ton d’arrogance et d’humeur, et finirent par se retirer sur notre sommation. Nous continuâmes dès-lors notre chemin, et nous sortîmes sans autre évènement de ce pittoresque coupe-gorge.

Le village où nous couchâmes se nommait Martini. Selon l’usage, nous descendîmes chez le dimarque. Là, le capitaine de palicares Dimitri, qui nous accompagnait, brave et excellent homme, rencontra un frère d’armes ; c’était le fils du dimarque. Dans la révolution, ils s’étaient juré sur l’Évangile de mourir au besoin l’un pour l’autre ; ces sortes d’associations étaient alors très en usage. Ne trouvez-vous pas que cela ressemble au serment des Grecs avant la bataille de Platée ? Cette rencontre nous valut une réception toute particulière, et le dimarque nous pria en grace de rester jusqu’au lendemain, afin qu’il pût nous donner une fête et nous montrer les danses du pays. Malheureusement nous étions très pressés, et nous ne pûmes accepter son offre.

De Martini nous allâmes coucher à Talanti, et de Talanti à Neo-Chorio (nouveau village), ainsi nommé par opposition à Paleo-Chorio (vieux village), abandonné à cause du mauvais air. Toute cette route est charmante ; elle passe souvent dans des bois de pins et dans des bois de platanes.

Le village nouveau est situé en face des restes du malheureux Lycas, qu’Hercule jeta dans la mer lorsqu’il se sentit brûler par la tunique fatale. Vous savez que Lycas fut changé en rocher, et que ce rocher s’appelle encore l’île Lycade. J’ai mis la meilleure volonté à trouver à cette île l’apparence d’un corps humain ; cela m’a été impossible. Il est vrai que depuis l’époque fabuleuse elle a été défigurée par des tremblemens de terre. En face de nous, et