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DU TRAVAIL INTELLECTUEL EN FRANCE.

de l’antiquité, Solon, si je ne me trompe, disait qu’on ne pouvait juger du bonheur d’un homme qu’après sa mort : il faut dire la même chose du mérite et du caractère d’un siècle. Laissons donc vivre le nôtre, laissons-le, dans son originalité, traverser ses vicissitudes et ses destinées, et malgré la manie qui nous pousse à tâter le pouls tous les matins au genre humain pour savoir s’il est mort ou vivant, consentons à léguer à nos descendans le soin de juger le XIXe siècle.

Nous sommes dans la mêlée ; nous nous agitons dans une confusion turbulente ; les opinions et les hommes se heurtent violemment, et la vie sociale est une lutte ardente. Il n’est donc donné à personne de juger souverainement les combattans, tous sont soldats, tour à tour frappans et blessés ; on s’accuse, on s’injurie ; on se répand en apologies ou en diatribes ; mais la critique, si on la prend dans sa plus haute acception, c’est-à-dire le jugement souverain sur les choses et sur les hommes, n’existe pas. Pour prononcer un jugement, il faut pouvoir appliquer une loi reconnue de tous ; or quelle est l’idée philosophique, politique ou littéraire qui ne soit pas l’objet d’une contestation passionnée ? Si dans la sphère légale on a pour maxime que tout arrêt contient toute vérité, res judicata pro veritate habetur, c’est que la loi elle-même qui est la base du jugement est au-dessus de toute discussion.

La grandeur de notre siècle est réelle, mais singulière, car elle repose sur une contradiction. La foi et le scepticisme se partagent notre époque ; vous les voyez régner ensemble chez les mêmes hommes et s’appliquer aux mêmes objets. La foi s’attache au fond des choses ; le scepticisme tombe sur les formes et les moyens. Ainsi, dans l’ordre politique, les sociétés croient à leur avenir et à leur force ; la conscience qu’elles ont acquise d’elles-mêmes les préserve de la crainte de périr violemment ou de s’éteindre de langueur. Mais dès qu’il s’agit d’apprécier quelles sont les meilleures formes sociales pour exprimer cette vie indestructible, alors le scepticisme commence. Il semble qu’à force d’avoir vu se succéder devant nous d’inépuisables séries de caractères individuels et de combinaisons sociales, nous ne pouvons plus croire aux hommes et aux institutions ; sans confiance nous les regardons agir et se développer, comme sans surprise nous les voyons tomber.

Il faut aussi remarquer que nous sommes d’accord entre nous sur des faits fondamentaux, et fort divisés sur les conséquences qui doivent en être déduites. Qui conteste que la société française soit démocratique ? Quel écrivain, quel publiciste n’a pas reconnu, proclamé la démocratie comme le plus saillant des faits au milieu desquels