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LA GRÈCE ORIENTALE.

Ces calculs m’ont porté à me demander si Négrepont a toujours été une île, et si, dans une antiquité très reculée, les habitans de Chalcis n’ont pas creusé eux-mêmes la presqu’île, pour se mettre à l’abri des vexations des habitans de l’Attique ou de la Béotie ; s’ils n’ont pas, en un mot, voulu créer une de ces cortadures, comme vous en avez vu à Cadix, et comme il y en a une à Ceuta. Chalcis, d’après Strabon, remonte à une assez haute antiquité, et Homère dit qu’elle envoya quarante vaisseaux au siége de Troie. Le détroit, ou l’Euripe, présente, comme vous le savez, le phénomène singulier d’un flux et d’un reflux très irréguliers ; mais les courans alternatifs ne se font sentir que dans le détroit ; aux approches du détroit, cependant, et des deux côtés, on remarque sur les roches des altérations qui prouvent que le gonflement de la mer s’élève à deux ou trois pieds. Or, il est permis de conclure de là que les marées n’ont pas creusé le canal ; car il devait se passer, des deux côtés de l’isthme, ce qui se passe dans beaucoup d’autres golfes, c’est-à-dire que l’eau devait se gonfler légèrement à chaque flux, et une digue de cent cinquante mètres d’épaisseur, et d’une hauteur supérieure au plus haut degré d’élévation de la mer, était un obstacle plus que suffisant pour empêcher la communication. Mais il y a mieux : c’est que plus on rétrécirait le passage, plus le courant serait rapide, ou, en d’autres termes, plus la force d’évasion serait grande, et cela est démontré par le fait suivant, rapporté par Thucydide, 408 ans environ avant Jésus-Christ. Les habitans de Chalcis, ayant irrité les Athéniens, devenus maîtres de la mer, prièrent les Béotiens de les aider à combler le détroit, afin de gêner le mouvement des flottes de leurs ennemis. Les Béotiens y ayant consenti, on se mit à l’œuvre, on travailla des deux côtés ; mais, à mesure que le travail avançait et que la mer se trouvait plus resserrée, les courans augmentaient de vitesse ; et quand le canal n’eut plus que la largeur suffisante pour qu’un vaisseau y pût passer, les marées devinrent si violentes, qu’on fut obligé de suspendre le travail, d’élever sur chacun des deux môles une tour, et de les mettre en communication au moyen d’un pont-levis.

Cet état de choses paraît avoir duré long-temps ; car, au dire de Tite-Live, quand Sulpitius vint mettre le siége devant Chalcis avec une armée navale, il fut obligé de se retirer, tant à cause des vents impétueux qui se précipitaient des montagnes, qu’à cause des courans. Aujourd’hui, les courans ne présentent aucun inconvénient, soit dans le port au nord, soit dans le port au sud du détroit, et cela tient bien évidemment à ce qu’il y a une double passe et à ce que ces passes n’ont presque plus de profondeur. Les Vénitiens ont mieux compris, je crois, que les Grecs, le moyen de rendre le passage commode, les rades sûres et la défense de la ville facile. Ils ont détruit les deux môles antiques ; au lieu d’un seul canal, ils en ont fait deux, en élevant une haute tour au milieu du courant. Un pont en maçonnerie joint la tour à la terre-ferme, et un pont-levis permettait de passer de la tour dans l’île d’Eubée. C’était entre l’île et la tour que passaient les galères. La largeur du canal