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GOETHE.

toriques. Le style, constamment grave et solennel, a dépouillé les formules bourgeoises que les exigences de la vérité dramatique commandaient dans la première partie. Cependant il me semble qu’on pourrait lui reprocher à certains endroits d’abonder trop en proverbes, comme aussi en allusions toujours ingénieuses et fines, il est vrai, mais d’où l’obscurité résulte. Ce luxe de proverbes et cette force d’observation dont je parle, sont les seuls signes qui trahissent le vieillard dans cette œuvre prodigieuse.

L’auteur de Faust n’admet pas que la forme, si rigoureuse qu’elle soit, puisse exclure la pensée. Chez lui, tout s’accomplit naturellement et sans travail. Plus la forme est étroite et solide, plus l’idée apparaît au fond, vive, lumineuse, concentrée et saisissable à l’intelligence. On dirait alors que la pensée subit dans son cerveau une transformation première, et se répand en essence pour venir tout entière dans le moule qu’il lui destine. Jamais vous ne rencontrez chez Goethe de ces aspérités qui proviennent de jointures mal faites, et vous choquent si souvent ailleurs. La pensée entre dans la forme sans rien abandonner de son allure indépendante, et de son côté jamais la forme ne se rétrécit ou ne se dilate. On a beaucoup reproché à Goethe son indifférence touchant les points de religion. Pour moi, cette indifférence me semble l’avoir servi merveilleusement dans son entreprise. Si Goethe eût été catholique de profession ou païen, adorateur borné de Jupiter, comme on a voulu si plaisamment nous le faire croire, Goethe, soyez, en sûrs, n’eût pas écrit les deux parties de Faust, ce livre du moyen-âge et de l’antiquité, ce monument qui tient de la cathédrale et du Parthénon. Pour les grandes conceptions de l’esprit humain, la croyance à l’art supplée à toutes les autres croyances.

La tragédie de Faust est comme un triple miroir où se réfléchit, dans les trois époques solennelles de sa vie, la grande figure de Goethe. Il y a le Faust de sa jeunesse, le Faust de son âge mûr, le Faust de sa vieillesse. Sa pensée est là, d’abord amoureuse et naïve, plus tard mélancolique et sombre, enfin calme et sereine comme aux premiers jours, dépouillant toute rancune, et secouant, pour remonter aux cieux, le souvenir des misères terrestres. Tout ce que Goethe a senti d’amour, d’ironie amère, de poignante douleur, il l’a mis dans son poème de Faust. C’est bien là son œuvre. Quoi qu’il fasse, il ne peut se soustraire à la fascination de ce sujet tout-puissant[1]. S’il

  1. V. la lettre qu’il écrivait quelques jours avant sa mort à W. de Humboldt, 17 mars 1832.