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GOETHE.

— n’en garderont pas moins autour de leurs tempes mélancoliques un aimable rayon de gloire. Ainsi Novalis n’a jamais fait une œuvre : le livre que nous avons de lui n’est guère qu’une suite de fragmens suaves et purs que l’amour seul relie entre eux ; Novalis n’a point laissé de composition achevée, la mort l’a surpris doucement comme il effeuillait, sur le bord du ruisseau d’Ophélie, la pâle fleur de ses sensations, et pourtant quel poète, quelle nature choisie et destinée à vivre toujours dans les intelligences pures et délicates ! Ce n’est pas le génie, c’est son ombre. Au lieu de s’abandonner à ces premières émotions, si Novalis eût voulu, dès le premier jour, écrire quelque grand poème tout rempli de théories sociales, qu’en serait-il advenu ? D’abord le souffle lui aurait manqué ; les détails merveilleux dont sa poésie abonde, perdus dans des dimensions trop vastes, n’auraient pu racheter l’inégalité de l’ensemble ; le chef-d’œuvre serait oublié aujourd’hui, et l’auteur de Henry d’Ofterdingen eût renoncé à ce que l’art des vers a de plus doux, à cette naïve et fraîche inspiration de la nature, qui est comme la première coupe de la poésie.

Il existe, entre le sujet et celui qui le traite, certaines conditions relatives, nécessaires à l’enfantement de l’œuvre. Le vrai poète ne se prend guère à ces apparences sublimes qui trompent si facilement les imaginations simplement exaltées. Ce n’est pas lui qui laisse à l’occasion le soin de disposer de ses facultés de produire ; son inspiration même, si libre qu’elle semble d’abord, ne cesse point de se mouvoir dans un espace déterminé. Aussi rien ne l’épouvante, il peut toucher à tout sans crainte ; il est grand, il est fort parce qu’il sait attendre. Le génie est patient comme l’éternité, il n’y a pas de sujet au-dessus de ses forces ; si quelque chose lui manque, il attend en repos et ne se désiste jamais. Quelle que soit l’étoile qu’il a choisie, qu’elle resplendisse au firmament d’Homère ou tremble au septième ciel de saint Paul, il faut tôt ou tard qu’elle descende dans son œuvre. Aspiration sublime qui ne se lasse pas ! Du moment où le génie a fixé sur lui son œil d’aigle, le sujet se détache de la place qu’il occupait jadis dans le royaume des choses incréées, dans le vaste ὑλή dont parle Herder[1], et tombe en sa puissance comme l’oiseau fasciné dans la gueule du serpent éveillé sous l’herbe.

C’est cette impassibilité du génie qui fait sa force et sa grandeur. Il ne se laisse distraire ni par les bruits de la multitude qui varie à toute heure, ni par les sollicitations de sa vanité qui l’invite sans

  1. Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menscheit. (Fünftes Buch.)