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mière instantanée et vive sur un endroit ténébreux, de manière à ce que l’esprit puisse continuer sa marche sans obstacle, à moins d’avoir en outre un grand fonds de persévérance, — renoncera bientôt et pour jamais au chef-d’œuvre. En effet, les difficultés abondent et se multiplient à l’infini : la tentative gigantesque de cet homme qui rassemble dans la même épopée Hélène et Faust, Paris et Wagner, les kabires et les vulcanistes modernes, les idées de Platon et les matrices de Paracelse ; l’attitude puissante de cet empereur singulier qui tient d’une main le monde antique et de l’autre le monde nouveau, et tantôt les pèse gravement, tantôt s’amuse à les entrechoquer, jouant encore, dans sa fantaisie, avec les mille étincelles sonores qui peuvent en jaillir ; il y a dans tout cela quelque chose qui vous étonne et qui vous épouvante. Par quel secret du génie tant d’élémens divers peuvent-ils se combiner harmonieusement ? Quelle musique doit résulter de tant de passions contraires qui se trouvent en présence pour la première fois ? Une musique étrange en vérité, qui vous surprend avant de vous ravir. Il en est de ce livre comme d’un temple antique au fond d’un bois sacré : des bruits éclatans s’en échappent, les cymbales vibrent, les clairons sonnent, la voix des prêtresses en délire domine le chœur ; l’étranger égaré, qui ne sait rien des mystères qu’on y célèbre, se trouble à ces accens inaccoutumés, pâlit et veut s’enfuir, tandis que l’initié, immobile et debout, écoute avec recueillement, le front appuyé contre le marbre du portique. — N’importe : commencez toujours à lire ce grand livre avec la ferme résolution de ne point reculer devant les premiers obstacles ; laissez-vous distraire, comme un enfant curieux, par les mille détails qui se rencontrent ; prenez-les pour ce qu’ils sont : tantôt des perles au bord de l’Océan, tantôt des grains de sable sur le chemin. À travers le jour ou le crépuscule arrivez jusqu’au bout. Une fois là, essuyez la sueur de vos tempes, reprenez haleine un moment, puis mettez-vous au travail de nouveau et recommencez. Suivez alors tous les petits sentiers déjà battus, explorez les profondeurs ignorées ; allez ainsi jusqu’à ce que l’œuvre se révèle à vous dans son imposante grandeur et sa magnifique unité. La tâche est rude, je le sais ; mais, après tout, le chaos de Goethe, si toutefois il est permis d’appeler ainsi l’une des plus vastes compositions qui existent, le chaos de Goethe vaut bien qu’on s’y prenne à deux fois pour le débrouiller. D’ailleurs il y a, sinon de la gloire, du moins un certain contentement qui réjouit l’ame, à courir à la découverte des belles pensées que le monde ignore, et qui sont comme des îles vertes dans la création du génie.