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LES CÉSARS.

lades et infirmes. D’un autre côté, le vieux Caton, un sage dont j’admire peu la sagesse, disait : « Sois bon ménager ; vends ton esclave et ton cheval, quand ils sont vieux. » On le revendra pour quelques sesterces à un maître plus pauvre et par suite plus dur, jusqu’à ce qu’un jour son corps, jeté hors de son étroite cellule, soit enterré par ses compagnons d’esclavage dans quelque recoin mal famé des Esquilies.

Et l’opulent Romain, au milieu de cette multitude d’hommes qui sont à lui, de cent, de mille, quelquefois de vingt mille esclaves[1], tremble cependant pour sa vie. Les uns veillent à l’entrée de sa demeure, d’autres gardent les corridors ; des cubicularii défendent sa chambre à coucher : mais qui le gardera contre ses propres gardes ? Écoutez : le Forum est troublé ; le peuple ému, presque en révolte, assiége les degrés du sénat ; voyez passer une multitude de condamnés, hommes, femmes, enfans, quatre cents personnes. — Un consulaire vient d’être tué par son esclave, à cause, dit-on, d’une rivalité d’amour infâme ; et selon la loi, tout ce qu’il y a d’esclaves sous le toit qu’il habitait, innocent ou coupable, est mené à la mort. Tout Romain qu’il puisse être, l’homme est toujours homme. Le peuple s’apitoie, résiste aux licteurs ; dans le sénat même (Tacite s’en étonne), quelques faibles esprits reculent devant l’exécution de cette horrible loi. Mais un vieux Romain, un savant homme dans la science du juste et de l’injuste, le jurisconsulte Cassius, se charge de gourmander ces novateurs, et de donner force aux bonnes et saintes lois des aïeux : « Chercherons-nous des raisons, quand nos aïeux plus sages que nous ont prononcé ?… Sur quatre cents esclaves (remarquez comme les sophistes de toutes les cruautés ont toujours la même dialectique à leur usage), nul n’a donc soupçonné, nul n’a donc entendu, nul n’a vu cet audacieux ?… Nul ne l’a arrêté ni trahi… » Et puis enfin : « Il périra des innocens ! dites-vous. Quand une armée a manqué de courage et qu’on la décime, les braves comme les lâches courent les chances du sort. Il y a quelque chose d’injuste dans tout grand exemple ; mais l’iniquité commise envers quelques hommes est compensée par l’utilité que tous en retirent[2]. » Remarquable parole, et qui contient toute l’antiquité ! C’est Caïphe disant : « Il est utile qu’un homme meure pour tout le peuple. »

  1. « Démétrius, l’affranchi de Pompée, qui n’eut pas honte d’être plus riche que Pompée lui-même, se faisait apporter chaque soir, comme à un général, l’effectif de ses esclaves, lui qui aurait dû se trouver riche d’avoir deux vicarii et une cellule un peu plus large. » (Sénèq., De Tranquill. animi, 8.)
  2. Tacite, Annal., XIV, 42 et suiv.