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MAHMOUD ET MÉHÉMET ALI.

le second le bras. Le janissarisme détruit, l’uléma restait isolé, puissant encore par son ascendant religieux et judiciaire, mais comme désarmé de sa milice. Ce premier coup une fois porté aux vieilles institutions, à quelles limites s’arrêterait la réforme ? Dépositaire des maximes antiques, intéressé à défendre un ordre de choses qui en faisait le premier corps de l’état, dominé par son fanatisme et par ses préjugés de caste, tout le poussait à combattre le parti novateur et à soutenir les janissaires. Les dix-huit premières années du règne de Mahmoud ne furent qu’une longue et opiniâtre lutte qu’il soutint avec des chances diverses contre les janissaires et les ulémas. Des deux côtés on s’était deviné, et on avait le sentiment de sa position et de ses dangers. On les voit s’attaquer tour à tour avec les armes qui leur sont familières : les janissaires, employer l’incendie, la révolte, et dans leurs jours de triomphe et d’audace demander au sultan la tête de ses visirs ; Mahmoud, saisir toutes les occasions d’affaiblir ses ennemis, soit en les décimant par les supplices, soit en gagnant leurs chefs, prodigue envers ces derniers des trésors du sérail, impitoyable envers la milice tant qu’il pouvait frapper sans exposer sa couronne ; toujours assez maître de lui pour s’arrêter à temps ; alliant la dissimulation la plus profonde aux plus cruelles violences, et scellant plus d’une fois du sang de ses favoris ses feintes réconciliations avec ses ennemis. C’est ainsi qu’il leur livra en holocauste Halet-Effendi, si long-temps son conseiller fidèle et son ami. Le jour vint enfin où il put expier dans le sang des janissaires de cruelles sentences, qui, bien que dictées par la révolte armée, étaient presque des crimes. Les victoires remportées en Morée par les troupes disciplinées d’Ibrahim eurent sans doute aussi une influence décisive sur la résolution du sultan.

Mais le moment de frapper un si grand coup était-il bien choisi ? Le corps des janissaires était alors la seule force militaire organisée. Il se divisait en deux classes, les janissaires soldés et les janissaires non soldés. Comme il y avait honneur et profit à en faire partie, le nombre en était considérable ; ils couvraient tout l’empire, et composaient une milice nationale. Formant la partie la plus saine du peuple, ils en étaient l’expression fidèle ; mais, comme le peuple, ils étaient ignorans et fanatiques ; comme lui, ils repoussaient avec une stupide horreur les arts et la civilisation de l’Europe chrétienne ; comme lui enfin, ils avaient conservé toute l’ardeur de la foi musulmane. Dans les mains d’un pouvoir habile, ils pouvaient être, contre un ennemi extérieur, un levier formidable. Le corps des janissaires était donc