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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

haltes dans les tentes laponnes, et quand nous lui demandâmes si cette vie ne lui semblait pas bien pénible : — Oh ! non, répondit-il, j’y suis habitué, et je l’aime. Je suis, il est vrai, privé de toutes les jouissances du luxe, mais mes vingt-cinq tonnes de grain me suffisent, et je me sens heureux. — Heureux ! me disais-je en le quittant ; est-ce donc toujours parmi les parens du pauvre Babouk qu’il faudra aller chercher le bonheur ?

La paroisse de Karesuando s’étend à une longue distance. On n’y compte cependant que huit cents habitans, dont six cents Lapons, le reste Finlandais, et pas un seul Suédois. L’été, l’église est peu fréquentée : les Lapons errent alors sur les côtes de Norvége ; mais l’hiver, ils se rassemblent dans les environs du hameau, et viennent assez régulièrement le dimanche assister au sermon du prêtre. Il y a là, au mois de février, à l’époque du thing[1], une foire considérable. Les Lapons y viennent de plus de quarante lieues à la ronde. Ils apportent sur leurs petits traîneaux de la chair de renne, des fromages, des fourrures, et prennent, en échange, du tabac, de l’eau-de-vie, de la farine.

Le 10 septembre au matin nous quittâmes Karesuando pour descendre le fleuve Muonio. On nous amena quatre barques longues et étroites, recourbées aux deux bouts, et glissant sur l’eau comme des coquilles de noix. Deux personnes seulement peuvent s’asseoir dans ces bateaux, deux rameurs se tiennent sur l’avant, et le pilote est debout à l’arrière avec une lourde rame qui lui sert de gouvernail. Le fleuve est large, imposant, et coupé par un grand nombre de cascades. C’est une chose curieuse à voir. C’est un écueil parfois dangereux, mais beaucoup moins dangereux et moins effrayant que certains voyageurs ne l’ont représenté. La pente de la cascade est adoucie par sa longue étendue. Quelquefois on peut à peine la remarquer ; mais souvent les larges vagues qui tombent tout à coup de leur niveau grondent, bouillonnent, écument, se brisent contre des quartiers de rocs, puis soudain s’arrêtent contre un espace d’eau calme et rebondissent sur elles-mêmes. Le bateau descend ces cascades avec la rapidité d’une flèche, et si le pilote n’est pas assez habile pour le gouverner, ni les rameurs assez forts pour résister au choc violent des flots, on court risque de se briser contre les rocs dont les pointes apparaissent à la surface de l’eau.

Le peuple, avec son instinct poétique, a symbolisé toutes ces chutes d’eau. Dans ses récits traditionnels, la cascade porte ordinairement un nom d’homme. Elle a des yeux et des oreilles ; elle chante, elle sourit, elle s’emporte. Elle voit venir le pêcheur qui veut la maîtriser et le lance avec fureur d’une vague à l’autre pour le punir de sa témérité. Elle voit venir la jeune fille des champs, défiante et craintive, et la berce mollement sur ses flots assouplis. L’imagination du peuple a aussi poétisé les bancs de roc qui rendent le passage de la cascade si difficile. Ceux-ci ont été apportés par les géans, qui voulaient en

  1. Assemblée générale où le foged perçoit les impôts et juge les procès.