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années à Naples, sur cette terre de soleil et d’oubli, il ne s’était pas douté qu’il devenait, durant ce temps-là, ici, un de nos auteurs les plus connus et les mieux aimés. À son arrivée dans sa vraie patrie littéraire, sa surprise fut grande, comme sa reconnaissance : il s’était cru étranger, et chacun lui parlait de la Sibérienne, du Lépreux, des mêmes vieux amis.

Sans doute (et c’est lui plaire que de le dire) la renommée de son illustre frère est pour beaucoup dans cette espèce de popularité charmante qui s’en détache avec tant de contraste. Les paradoxes éloquens, la verve étincelante et les magnifiques anathèmes de son glorieux aîné ont provoqué autour de cette haute figure une foule d’admirateurs ou de contradicteurs, une espèce d’émeute passionnée, émerveillée ou révoltée, une quantité de regards enfin, dont a profité tout à côté, sans le savoir, la douce étoile modeste qui les reposait des rayons caniculaires de l’astre parfois offensant. Quelle que fût l’inégalité des deux lumières, l’apparence en était si peu la même, que la plus forte n’a pas éteint l’autre, et n’a servi bien plutôt qu’à la faire ressortir. Heureuse et pieuse destinée ! la vocation littéraire du comte Xavier est tout entière soumise à l’ascendant du comte Joseph. Il écrit par hasard, il lui communique, il lui abandonne son manuscrit ; il lui laisse le soin d’en faire ce qu’il jugera à propos ; il se soumet d’avance, et les yeux fermés, à sa décision, à ses censures, et il se trouve un matin avoir acquis, à côté de son frère, une humble gloire tout-à-fait distincte, qui rejaillit à son tour sur celle même du grand aîné, et qui semble (ô récompense !) en atténuer par un coin l’éclatante rigueur, en lui communiquant quelque chose de son charme. Ç’a toujours été un rôle embarrassant que d’arriver le cadet d’un grand écrivain et de tout homme célèbre, ou simplement à la mode, qui vous prime, qu’on soit un vicomte de Mirabeau, un Ségur sans cérémonies[1], ou le second des Corneille. Pour trancher la difficulté, l’esprit seul ne suffit pas toujours ; le plus simple est que le cœur s’en mêle. Frédéric Cuvier mourant, il y a près d’un an, a demandé qu’on inscrivît, pour toute épitaphe, sur la pierre de son tombeau Frédéric Cuvier, frère de George. Le comte Xavier dirait volontiers ainsi dans sa filiale piété fraternelle. Mais pour lui, il ne s’est jamais posé le rôle ; il ne s’est jamais dit que c’était embarrassant ; il a senti

  1. Le vicomte de Ségur, pour se distinguer de son frère, lorsque celui-ci fut devenu maître des cérémonies sous Napoléon, et pour s’en railler un peu, s’écrivait volontiers chez ses amis : Ségur sans cérémonies.