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deux momens, avait pu sembler forcer la sienne, a bien plutôt, le reste du temps, donné à regretter qu’il en abusât en sens contraire par son trop de facilité à la répandre et à l’égarer dans des collaborations peu dignes de lui. Aujourd’hui il se retrouve lui seul et lui-même tout entier, à son vrai point naturel ; il ressaisit le genre de son talent dans la direction la plus ouverte et la plus sûre. Qu’il y demeure et qu’il y marche : sans beaucoup de fatigue et avec autant de bonheur, il peut faire souvent ainsi[1].

Le sujet, inventé ou non, se rapporte à cette bienheureuse époque du XVIIIe siècle, qui est devenue, depuis près de dix années, la mine la plus commode et la plus féconde de drames et de romans. J’ai ouï dire à quelques vieillards qu’à leur sens, l’époque où il aurait été le plus doux et le plus amusant de vivre, eût été à partir de 1715 environ, dans toute la longueur du siècle, et en ayant bien soin de mourir à la veille de 89. Je ne sais si nous en sommes venus à penser comme ces vieillards ; mais, à fréquenter nos théâtres et à lire nos nouvelles, on le dirait quelquefois. Sous la restauration, l’idéal, c’est-à-dire ce qu’on n’avait pas, se reportait à la gloire de l’empire et aux luttes de la révolution ; depuis 1830, c’est-à-dire depuis que nous sommes devenus vainqueurs et glorieux apparemment, notre idéal se repose et semble être aux délices de Capoue, à ce bon XVIIIe siècle d’avant la révolution, que, dès Louis  XIV jusqu’après Pompadour, nous confondons volontiers sous le nom de Régence. Nous remontons sans doute au moyen-âge aussi ; mais c’est là, surtout au théâtre, une fièvre chaude, un peu factice, et qu’il est difficile de faire partager au grand nombre : au lieu qu’avec le XVIIIe siècle, nous ne nous sentons pas tellement éloignés que cela ne rentre aisément dans nos goûts au fond et dans nos mœurs, sauf un certain ton, un certain vernis convenu qu’on jette sur les personnages, un peu de poudre et de mouches qui dépayse et rend le tout plus piquant. Jusqu’à quel point est-on fidèle dans cette prétendue reproduction de belles mœurs à notre usage ? Je ne l’oserai dire, et peu de gens d’ailleurs s’en soucient. Depuis les Mémoires de Saint-Simon, qui ne s’attendait guère, le noble duc, à ces ovations finales de vaudeville (s’il l’avait su, de colère il en aurait suffoqué), jusqu’à ce qu’on appelle les Mémoires du duc de Richelieu et contre lesquels s’élevait si moralement Champfort, plus que rongé pourtant des mêmes vices, dans toutes ces pages on taille aujourd’hui à plaisir, on découpe des sujets romanesques ou galans, on prend le fait, on invente le dialogue : ici serait l’écueil si le théâtre n’avait pas ses franchises à part, si ceux qui écoutent étaient les mêmes tant soit peu que ceux qui ont vécu alors ou qui ont vu ce monde finissant. Mais nos parterres, ni même nos orchestres, ne sont pas tout-à-fait composés de Talleyrands : le dialogue paraît donc suffisamment vrai ; s’il

  1. L’échec de l’Alchimiste au théâtre de la Renaissance vient trop à point confirmer notre remarque. Entre ces drames à grande prétention poétique et les mélodrames où il n’y en a plus du tout, n’est-il donc pas un juste-milieu de carrière et comme une portée naturelle de talent ? Le succès de Mademoiselle de Belle-Isle semble assez l’indiquer à M. Dumas. Qu’il s’accoutume à pointer de ce côté, entre l’empyrée et le boulevard : ni si haut, ni si bas.