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REVUE. — CHRONIQUE.

se débattent dans la religion, la philosophie, la politique, l’industrie et l’histoire naturelle, et que de plus il connaîtrait les tempéramens divers des peuples modernes, de la même manière que l’Homère de l’antiquité connaissait les arts, les métiers, les caractères et les dialectes de toutes les tribus helléniques.

En effet, l’on n’imite servilement que ce que l’on connaît mal, et le plus grand joug pour l’homme sera toujours celui de son ignorance. On ne domine une doctrine qu’à la condition de s’en faire une idée juste ; nous ne régnons que sur ce que nous connaissons ; nous sommes esclaves de tout le reste. Un génie étranger que nous sommes incapables de mesurer, d’apprécier, de juger exerce sur nous une sorte de puissance magique ; il nous arrache à notre propre existence pour nous revêtir de la sienne, et nous ne pouvons lutter contre cette fascination qu’en approchant de ses œuvres pour les interroger et pénétrer jusque dans le mystère de leur composition. Quand a-t-on vu paraître en Europe le plus d’imitations fausses et banales de l’antiquité grecque ? Dans le temps où cette antiquité était le plus mal connue, dans le XVIIIe siècle. Le nôtre n’a pu se délivrer de ce vain spectre qu’en étudiant le génie grec dans sa simplicité divine et dans ses profondeurs les plus cachées. De même, jamais notre pays, tout superbe qu’il est, n’a été courbé sous le joug de l’imitation étrangère plus que dans les années qui ont suivi le blocus glorieux de l’empire. Alors l’image confuse de ces littératures qui se révélaient, en quelque sorte, pour la première fois, exerçait une puissance presque invincible ; et, au milieu de ce débordement de pensées et d’emblèmes étrangers, la France ne s’est retrouvée elle-même que depuis qu’elle a commencé à examiner attentivement cet univers nouveau pour elle. Un peuple comme un individu n’achève de se connaître qu’en connaissant le monde.

Il suit de là, messieurs, une conséquence à laquelle j’ai hâte d’arriver, c’est que le débat de la prééminence absolue d’une nation sur les autres ne nous occupera pas long-temps. Cette question ainsi posée est aussi insoluble que l’a été, dans le XVIIe siècle, celle des anciens et des modernes. Qui l’emporte du génie allemand, ou anglais, ou italien, ou espagnol ? Question déclamatoire qui ne contient point de réponse. Que diriez-vous d’un naturaliste qui se poserait gravement la question de savoir lequel a la supériorité métaphysique du cèdre du Liban ou de l’olivier de l’Attique, du pin d’Italie ou du chêne des Gaules ? Le vrai naturaliste ne procède point ainsi ; il étudie chaque objet de la nature pris en soi ; puis, le comparant avec son analogue, il déduit de là les lois générales de l’organisation. De même, celui qui ne porte dans les lettres que la passion de la vérité, considère chaque objet de l’art comme un objet de la nature même ; il en étudie la formation, et, le comparant avec les monumens d’un même genre, il n’aspire pas au plaisir futile de briser les uns par les autres et au profit d’un seul ces produits immortels de la nature humaine ; mais il déduit de cet examen la science suprême des lois qui régissent les arts dans un ordre aussi immuable que celles