Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 18.djvu/266

Cette page a été validée par deux contributeurs.
262
REVUE DES DEUX MONDES.

types que chacun de nous peut retrouver dans ses souvenirs. George, arrivé à trente ans, éprouvé par les passions, vieilli par tous les sermens qu’il a prêtés et reçus, résume très bien l’égoïsme impitoyable auquel conduit le développement exclusif de la sensibilité. Il a souffert et il trouve juste et naturel de se venger de la douleur qu’il a subie par la douleur qu’il inflige. Il y a dans la peinture de ce caractère une fidélité, une âpreté, qui révolteront peut-être les cœurs ignorans, mais que nous croyons pouvoir louer sans réserve ; car l’amour est assurément de toutes les passions la plus égoïste, la plus cruelle, et le personnage de George Bussy exprime très bien cette triste vérité. Quant à Henri Felquères, sa crédulité, sa candeur, le préparent admirablement à l’épreuve qu’il appelle de tous ses vœux. Étonné, indigné de la franchise brutale avec laquelle George Bussy brise les liens qui ne veulent pas se dénouer ; effrayé de la cruauté qu’il ne comprend pas, presque aussi honteux qu’affligé de la rupture qui s’accomplit sous ses yeux, il tente le malheur comme la cime des chênes tente la foudre.

Avec ces personnages, M. Sandeau a composé un roman qui a toute la réalité d’un souvenir personnel et en même temps tout le mouvement d’un drame. La tristesse et l’inquiétude de Marianna aux prises avec le mari qu’elle aime, dont elle connaît, dont elle a éprouvé l’affection, offrent un tableau plein de simplicité. Il n’est guère possible de présenter sous une forme plus nette et plus précise les souffrances d’un cœur poussé à la colère par la sécurité. M. Sandeau a trouvé, pour peindre cette révolte invisible de chaque jour, des traits pleins de finesse et que ne désavoueraient pas des écrivains consommés. Il a très bien montré comment le cœur, une fois résolu à faire de la curiosité, de l’émotion, de l’ingratitude, la loi suprême de la vie entière, se détache du bonheur et du devoir, et se précipite au-devant de la douleur comme au-devant d’un hôte long-temps attendu. Il a retracé avec une grande délicatesse la lutte de l’indulgence et de la rêverie, de la raison et de l’imagination, lutte engagée dans bien des ménages, et qui finit trop souvent par l’abandon et le désespoir. Marianna, humiliée de la sécurité que lui a faite M. de Belnave, honteuse du bonheur paisible qui remplit toutes ses journées, voit, dans l’indulgence avec laquelle il traite sa tristesse, une preuve d’indifférence, un témoignage de son indigence intellectuelle. La colère, la résistance, la ramèneraient peut-être au sentiment du bonheur et du devoir ; l’indulgence l’exaspère et la pousse à la révolte ; la pitié silencieuse de M. de Belnave pour des souffrances qu’il ne comprend pas et qu’il dédaigne d’étudier, semble à Marianna plus voisine de l’injure que du pardon. Si une parole d’encouragement, une parole inquiète et curieuse appelait sur ses lèvres l’aveu d’une faute imaginaire, elle renoncerait sans doute au roman qu’elle a rêvé. Mais le silence de M. de Belnave l’aigrit au lieu de la calmer, et quand elle s’est bien démontré qu’elle n’est pas comprise, elle se décide à jouer son bonheur sur un coup de dé. Tout cela est raconté dans le livre de M. Sandeau avec une précision merveilleuse, et l’infidélité de Marianna est si bien