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le diable à son œil, qui n’a pas de blanc. Les figures de M. Delacroix n’ont, au contraire, que du blanc, ou plutôt du gris dans l’œil. Je critiquerai encore la main de Hamlet, ouverte et étendue comme s’il l’offrait à baiser ; la couleur en est d’ailleurs excellente. Je ne m’arrêterai pas aux jambes en balustre du prince de Danemark, ni aux bras difformes du fossoyeur ; j’aime mieux louer sans réserve le ton général et l’harmonie de couleur qui règnent dans cette petite composition, dont nos graveurs ne manqueront pas sans doute de s’emparer pour leurs prochaines illustrations de Shakespeare.

Si jamais homme est né peintre et coloriste, c’est assurément M. Decamps. Chez lui, la couleur n’est point un système adopté, mais un sentiment intime. Il ne comprend pas la nature autrement. Sa manière ne tient d’aucune école ; et cependant quelques effets qu’il affectionne rappellent le Giorgione, la lumière éclatante de ses ciels, ses lointains dégradés avec art, amènent une comparaison avec Claude Lorrain ; la transparence de ses ombres fait penser à Terburg ou à Rembrandt. Mais il n’imite ni les Flamands, ni les Vénitiens, ni l’inimitable Claude. Doué d’une organisation qui se rapproche de celle des grands peintres que je viens de citer, il observe la nature comme eux, et comme eux, perçoit les effets remarquables qu’elle présente avec le sentiment particulier aux coloristes. Les rapports qu’offrent ses tableaux avec ceux des maîtres sont donc les rapports qui doivent exister entre les copies faites d’après le même original, et personne ne refusera cet éloge à M. Decamps, qu’il remonte toujours à la nature, au lieu d’admettre comme son équivalent une imitation, quelque exacte, quelque admirable qu’elle soit.

La séduction qu’exercent sur moi les compositions de M. Decamps, comme sur toute personne sensible à l’harmonie de la couleur, ne m’aveugle pas au point de les placer dès à présent à côté de ces chefs-d’œuvre qui font l’ornement des galeries royales. Tout à l’heure j’essaierai d’en signaler les défauts ; mais ce que j’éprouve d’abord, c’est le besoin de constater la route excellente dans laquelle marche M. Decamps, et qui, s’il ne se fourvoie point, doit le mener à une renommée légitime et durable.

Quelques-unes des qualités qu’il possède ne peuvent s’acquérir ; elles sont un don de nature. Celles qui lui manquent, un travail opiniâtre peut les lui donner. — Le sentiment de la couleur dépend d’une organisation particulière, que l’exercice fortifie. L’artiste que certains aspects de la nature ne frappent point irrésistiblement essaierait en vain de les reproduire. Qu’il y renonce ; il est affecté d’un