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SALON DE 1839.

le modèle qu’a choisi M. Steuben est une charmante grisette, et n’a pas cette noblesse naturelle que le poète a su toujours conserver à sa Bohémienne, même au milieu des exercices de sa profession. Chez les méridionaux, et surtout parmi cette race mystérieuse des Bohémiens, il y a une certaine grandeur qu’on trouve même sous les haillons, et qui, dans ma pensée, est inséparable de la Esméralda. Je reprocherai encore à M. Steuben le désordre de toilette dans lequel la jeune fille se livre, innocemment, je le sais, aux regards de son grotesque amant. Dans le roman, cette scène est traitée de la manière la plus chaste ; au contraire dans le tableau, les nudités sont arrangées avec une coquetterie qui ferait venir de coupables pensées à bien d’autres qu’à un Quasimodo. On l’a dit souvent : la Vénus de Médicis nue comme la main n’est point indécente ; mettez-lui une mantille ou une juppe un peu courte, et vous m’en direz des nouvelles ; or je trouve la chemise de la Esméralda un peu bien courte. Les carnations m’ont paru manquer de transparence, bien que le ton général soit assez harmonieux ; on ne sent pas le sang sous la peau. Pour l’exécution, elle est trop uniforme dans toutes les parties du tableau, et cependant il en résulte que certains détails semblent trop minutieusement rendus, tandis que d’autres montrent un travail un peu lâché ; et ce ne sont pas peut-être les plus importans qui se trouvent dans le premier cas. — Assurément M. Hugo ne trouvera pas le Quasimodo assez laid ; c’est tout bonnement une tête sans caractère, fort commune, coiffée de cheveux du rouge le plus insolite, et collés ensembles par longues mêches, comme si le pauvre sonneur de Notre-Dame avait la plica polonica. C’est une perfection que M. Hugo n’a pas pensé à lui donner. Il y avait quelque parti à tirer de ce personnage, car la peinture, je pense, peut rendre mieux que la poésie la laideur terrible ; malheureusement le Quasimodo de M. Steuben n’est ni laid, ni terrible.

Depuis plusieurs années, les ouvrages de M. Eugène Delacroix sont l’objet d’une vive polémique. Point d’exposition où l’on ne débatte la question de savoir s’il est le plus grand peintre de notre époque, ou bien un fou qui perd son temps à composer d’informes barbouillages. Parmi les partisans de la première opinion, on compte surtout des gens de lettres appartenant à l’école romantique ; beaucoup de peintres, et généralement de l’école classique, soutiennent la seconde. J’ai dit plus haut ce que je pensais des jugemens portés par les gens de lettres ; et, d’un autre côté, s’il est avantageux, en général, d’être jugé par ses pairs, suivant l’institution de notre grand