Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/830

Cette page a été validée par deux contributeurs.
826
REVUE DES DEUX MONDES.

ait eu l’audace d’obtenir un immense succès dans le temps où il était disgracié, il ne lui conserve pas moins sa pension ; car, s’il conteste le mérite du Cid, il ne conteste pas le talent de Corneille, et il entend que ce talent soit encouragé, aidé par le premier ministre[1]. Dans ce même esprit, tandis qu’il poursuit auprès de l’Académie la critique du Cid, il souffre que sa nièce, Mme de Comballet, accepte la dédicace de la pièce, et il la fait jouer lui-même deux fois au palais Cardinal[2]. Il ne commande ni ne dicte le jugement de l’Académie ; il reçoit avec tout le public cette décision glorieuse pour Corneille, où on proclame presque à chaque page l’excellence de son ouvrage, et où on le place enfin au rang des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, par la comparaison qu’établit l’Académie entre les contestations présentes et celles qu’avaient fait naître la Jérusalem délivrée et le Pastor Fido. Richelieu ne change rien aux sentimens de l’Académie : il ne punit Corneille d’avoir eu raison contre lui qu’en l’appelant de nouveau dans la compagnie des cinq auteurs, en lui confiant, en 1638, l’un des actes de son Aveugle de Smyrne, en accueillant, en 1641, la dédicace des Horaces où le poète remercie son Excellence de tant de bienfaits qu’il a reçus d’elle. Il faut avoir un parti pris de trouver de la persécution partout, ou bien il faut convenir que Richelieu eut seulement un moment de mauvaise humeur contre Corneille ; qu’avant et après cet instant, il lui accorda faveur et bienfaits, et le soutint de son suffrage. Si Richelieu n’avait voulu qu’une chose, déprécier Corneille, il aurait animé, soutenu dans leur rage les ennemis qui poursuivaient le grand homme. Mais, guidé par de nobles et fécondes idées, même au milieu de ses ressentimens et de sa prévention personnelle, il voulut avoir le sentiment désintéressé de juges éclairés, et non la satire haineuse de rivaux aveuglés tout ensemble par la passion et par l’ignorance. L’Académie donna ses sentimens sur le Cid. Le sujet, la fable, l’ordre et l’arrangement des scènes, les combinaisons dramatiques, le style, elle examina tout, mit l’analyse et la réflexion à la place des injures, remonta jusqu’aux principes du beau et en posa les règles. En rendant à Corneille une encourageante justice, elle lui signala les points où il avait failli, le conseilla utilement dans ce qui est du ressort du goût et de l’expérience, et s’associa ainsi aux développemens qu’il devait bientôt donner à l’art dramatique. Ainsi, par les bienfaits qu’il répandit sur les gens de lettres, par l’état qu’il leur fit dans la société, par la création de l’Académie, Richelieu contribua puissamment à l’essor du génie national ; et, par la manière dont il conçut l’examen du premier grand ouvrage dramatique, il donna naissance

  1. Dans le moment même où Richelieu provoquait la critique du Cid, il continuait la pension à Corneille. C’est ce qui résulte de la réponse de Pierre Corneille aux observations de Scudéri sur le Cid. Dans cette réponse, Corneille dit, en parlant du Cid : « J’en ai même porté l’original en sa langue à monseigneur le cardinal, votre maître et le mien. » Il n’y avait que les auteurs pensionnés par le cardinal qui lui donnassent le titre de maître.
  2. Le Cid est dédié, dans l’édition de 1637, à Mme de Comballet, qui, à la fin de cette même année, devint duchesse d’Aiguillon.