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Mme d’Altendorf. En supposant que mon fils ne courbe jamais la règle, mais que, dans certains cas, il la méconnaisse, la brise, la jette loin de lui, est-il ou n’est-il pas ce qu’il veut que l’on soit ? — Quand la passion aveugle, égare, dit Théobald en baissant les yeux, qu’est-ce que l’on est ? On cesse d’être soi-même. — Quoi ! monsieur, dit Constance, vos passions vous maîtrisent à ce point ! Cela est bien redoutable. — Théobald, d’accusateur devenu accusé, se sentit plus doux comme plus modeste, et fut reconnaissant à l’excès du silence qu’Émilie voulut bien garder. »

La seconde partie des Trois Femmes, qui se compose de lettres écrites du château d’Altendorf par Constance à l’abbé de La Tour, ressemble souvent à des conversations qu’a dû offrir le monde de Mme de Charrière, en ces années 94 et 95, sur les affaires du temps. Le culte de Jean-Jacques et de Voltaire au Panthéon, un clergé-philosophe substitué à un clergé-prêtre, la liberté, l’éducation, tous ces sujets à l’ordre du jour, y sont touchés : aucun engoûment, chaque chose jugée à sa valeur, même Mme de Sillery. « J’admire, dit Constance, quelques-unes de ses petites comédies ; je fais cas de cet esprit raide et expéditif que je trouve dans tous ses ouvrages ; j’y reconnais à la fois sa vocation et le talent de la remplir. On devrait l’établir inspectrice-générale des écoles de la République française. » — L’Adèle de Senanges y est fort louée.

Constance n’aurait pas voulu vivre, dit-elle, avec Jean-Jacques ni avec Voltaire. — Avec Duclos ? oui. — Avec Fénelon ? Oh ! oui. — Avec Racine ? oui. — Avec La Fontaine ? pourquoi non ?… « Mais peut-être qu’après tout, ajoute-t-elle, le meilleur n’en vaudrait rien. Tous ces gens-là sont sujets, non-seulement à préférer leur gloire à leurs amis, mais à ne voir dans leurs amis, dans la nature, dans les évènemens, que des récits, des tableaux, des réflexions à faire et à publier. » Nous croyons que Constance se trompe pour Racine, La Fontaine et Fénelon ; nous craignons qu’elle ne fasse que reporter un peu trop en arrière ce qui était vrai de son siècle, ce qui l’est surtout du nôtre.

La conclusion de la première partie des Trois Femmes se débat entre l’abbé et la baronne :

« Je n’ai pas trouvé, dit Mme de Berghen quand elle revit l’abbé, que vos trois femmes prouvassent quoi que ce soit, mais elles m’ont intéressée. — Cela doit me suffire, dit l’abbé ; mais n’avez-vous pas quelque estime pour chacune de mes trois femmes ? — Je ne puis le nier, répondit la baronne. — Eh bien ! dit l’abbé, ai-je prétendu autre chose ?… Si je vous eusse parlé d’un de ces êtres, comme j’en connais beaucoup, qui, même lorsqu’ils ne font pas de mal, ne font aucun bien, ou ne font que celui qui leur convient ; qui, n’ayant