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avait les deux jambes, et s’est trouvée à genoux auprès de lui, les mains de son père dans les siennes, son visage collé dessus, ses yeux les mouillant de larmes, et sa bouche les marquant de baisers : nous l’entendions sanglotter doucement. C’est un tableau impossible à rendre. M. de La Prise, sans rien dire à sa fille, l’a relevée, et l’a assise sur le tabouret devant lui, de manière qu’elle tournait le dos à la table : il tenait une de ses mains ; de l’autre elle essuyait ses yeux. Personne ne parlait. Au bout de quelques momens, elle est allée vers la porte sans se retourner, et elle est sortie. Je me suis levé pour fermer la porte qu’elle avait laissée ouverte. Tout le monde s’est levé. Le comte Max a pris son chapeau, et moi le mien.
« Au moment que nous nous approchions de Mme de La Prise pour la saluer, sa fille est rentrée. Elle avait repris un air serein. Tu devrais prier ces messieurs d’être discrets, lui a dit sa mère. Que pensera-t-on de toi dans le monde, si on apprend ton propos ? — Eh ! ma chère maman, a dit sa fille, si nous n’en parlons plus, mous pouvons espérer qu’il sera oublié. — Ne vous en flattez pas, mademoiselle, a dit le comte : je crains de ne l’oublier de long-temps.
« Nous sommes sortis. Nous avons marché quelque temps sans parler. À la fin, le comte a dit : Si j’étais plus riche !… Mais c’est presque impossible ; il n’y faut plus penser : je tacherai de n’y plus penser un seul instant. Mais vous ?… a-t-il repris en me prenant la main. J’ai serré la sienne ; je l’ai embrassé, et nous nous sommes séparés. »

Si Diderot avait connu ces pages, que n’aurait-il pas dit ? Il eût couru, le livre en main, chez Sedaine. Le bien, c’est qu’il n’y a pas eu ici ombre de système, rien qui sente l’auteur, rien même qui sente le peintre : ce délicieux Terburg est venu sans qu’il y ait eu de pinceau.

Nous touchons au point délicat, pour lequel il a fallu à Mme de Charrière des qualités supérieures à celles d’un talent simplement aimable, une veine franche, et, comme l’a très bien dit un critique d’alors, une sorte de courage d’esprit[1]. — La pauvre tailleuse Juliane, que nous avons un peu négligée, que Meyer a négligée aussi,

  1. Dans le Nouveau Journal de Littérature, Lausanne, 15 juin 1784, le ministre Chaillet prit en main la défense des Lettres Neuchâteloises contre ses compatriotes, dans un spirituel article, et pas du tout béotien je vous assure. Il y disait : « Ce n’est qu’une bagatelle, assurément ; mais c’est une très jolie bagatelle. Mais il y a de la facilité, de la rapidité dans le style, des choses qui font tableau, des observations justes, des idées qui restent. Mais il y a dans les caractères cet heureux mélange de faiblesse et d’honnêteté, de bonté et de fougue, d’écarts et de générosité, qui les rend à la fois attachans et vrais. Il y a une sorte de courage d’esprit dans tout ce qu’ils font, qui les fait ressortir ; et je soutiens qu’avec une ame commune on ne les eût point inventés. Mais il y a une très grande vérité de sentimens : toutes les fois qu’un mot de sentiment est là, c’est sans effort, sans apprêt ; c’est ce débordement si rare qui fait sentir qu’il ne vient que de la plénitude du cœur, dont il sort et coule avec facilité, sans avoir rien de recherché, de contraint, d’affecté, ni d’enflé… »