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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.
monde, entre autres deux comtes alsaciens et deux jeunes apprentis de comptoir ; qu’y a-t-il dans tout cela d’extraordinaire ou dont je pusse te faire une histoire détaillée ? D’autres fois il me semble qu’il m’est arrivé mille choses ; que, si tu avais la patience de m’écouter, j’aurais une immense histoire à te faire. Il me semble que je suis changée, que le monde est changé, que j’ai d’autres espérances et d’autres craintes, qui, excepté toi et mon père, me rendent indifférente sur tout ce qui m’a intéressée jusqu’ici, et qui, en revanche, m’ont rendu intéressantes des choses que je ne regardais point ou que je faisais machinalement. J’entrevois des gens qui me protégent, d’autres qui me nuisent : c’est un chaos, en un mot, que ma tête et mon cœur. Permets, ma chère Eugénie, que je n’en dise pas davantage jusqu’à ce qu’il se soit un peu débrouillé et que je sois rentrée dans mon état ordinaire, supposé que j’y puisse rentrer. »

En extrayant ces simples paroles, je ne puis m’empêcher de remarquer que je les emprunte précisément à l’exemplaire des Lettres Neuchâteloises qui a appartenu à Mme de Montolieu, et je songe au contraste de ce ton parfaitement uni et réel avec le genre romanesque, d’ailleurs fort touchant, de Caroline de Lichfield. Mme de Charrière n’a rien non plus de Jean-Jacques ; tout est nature en son roman, comme en quelque antique nouvelle d’Italie.

Mlle de La Prise a la franchise de cœur ; comme l’abbesse de Castro, comme Juliette, elle ose aimer et se le dire ; elle sait regarder en face l’éclair, dès qu’il a brillé :

« Quoi qu’il puisse m’arriver d’ailleurs, il me semble que, si on m’aime beaucoup et que j’aime beaucoup, je ne saurais être malheureuse. Ma mère a beau gronder depuis ce jour-là, cela ne trouble pas ma joie. Mes amies ne me paraissent plus maussades : vois-tu, je dis mes amies, mais c’est par pure surabondance de bienveillance ; car je n’ai d’amie que toi. Je te préfère à M. Meyer lui-même, et, si tu étais ici et qu’il te plût, je te le céderais. Ne va pas croire que nous nous soyons encore parlé ; je ne l’ai pas même revu depuis le concert. Mais j’espère qu’il viendra à la première assemblée : nos dames, sans que je les en prie, me feront bien la galanterie de l’y inviter. Alors nous nous parlerons sûrement, dussé-je lui parler la première. Je me trouverai près de la porte, quand il entrera. Alors aussi se décidera la question : savoir, si M. Meyer sera l’ame de la vie entière de ton amie, ou si je n’aurai fait qu’un petit rêve agréable, qui m’aura amusée pendant un mois ; ce sera l’un ou l’autre, et quelques momens décideront lequel des deux. Adieu, mon Eugénie ! mon père est plus content de moi que jamais ; il me trouve charmante : il dit qu’il n’y a rien d’égal à sa fille, et qu’il ne la troquerait pas contre les meilleures jambes du monde. Tu vois que ma folie est du moins bonne à quelque chose. Adieu. »