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riche négociant de Francfort, et arrivé depuis peu à Neuchâtel pour y étudier le commerce ; c’est un apprentif de comptoir, rien de plus. Mais il a de l’esprit, des sentimens, assez d’instruction : il est bien né. Ses lettres, qui suivent celles de Juliane, et qu’il adresse à son ami d’enfance, Godefroy Dorville, à Hambourg, nous décèlent sa distinction naturelle et nous le font aimer. Il commence par juger assez sévèrement Neuchâtel et ses habitans. Aussi, pourquoi faut-il qu’il soit tombé tout d’abord en pleines vendanges, dans des rues sales et encombrées ? Grands et petits, on n’a raison de personne en ces momens, chacun n’étant occupé que de son vin :

« C’est une terrible chose que ce vin ! Pendant six semaines je n’ai pas vu deux personnes ensemble qui ne parlassent de la vente[1] ; il serait trop long de t’expliquer ce que c’est, et je t’ennuyerais autant que l’on m’a ennuyé. Il suffit de te dire que la moitié du pays trouve trop haut ce que l’autre trouve trop bas, selon l’intérêt que chacun peut y avoir ; et aujourd’hui on a discuté la chose à neuf, quoiqu’elle soit décidée depuis trois semaines. Pour moi, si je fais mon métier de gagner de l’argent, je tâcherai de n’entretenir personne du vif désir que j’aurais d’y réussir ; car c’est un dégoûtant entretien. »

Henri Meyer, tout bon commis qu’il est au comptoir, a donc le cœur libéral, les goûts nobles ; il a pris, à ses momens perdus, un maître de violon, il songe aux agrémens permis, ne veut pas renoncer aux fruits de sa bonne éducation et se soucie même d’entretenir un peu son latin. Il cite en un endroit le Huron ou l’ingénu, et par conséquent ne l’est plus tout-à-fait lui-même. Rien d’étonnant pour nous, après cela, qu’il observe autour de lui et s’émancipe en quelque malice innocente. Voici l’une de ces pages railleuses que les Neuchâtelois d’alors (c’est comme pour la Hollande, je ne parle qu’au passé) ne pardonnaient pas à Mme de Charrière d’avoir mise au jour :

« Une chose m’a frappé ici. Il y a deux ou trois noms que j’entends prononcer sans cesse. Mon cordonnier, mon perruquier, un petit garçon qui fait mes commissions, un gros marchand, portent tous le même nom ; c’est aussi celui de deux tailleurs, avec qui le hasard m’a fait faire connaissance, d’un officier fort élégant qui demeure vis-à-vis de mon patron, et d’un ministre que j’ai entendu prêcher ce matin. Hier je rencontrai une belle dame bien parée ; je demandai son nom, c’était encore le même. Il y a un autre nom qui est commun à un maçon, à un tonnelier, à un conseiller d’état. J’ai demandé à mon patron si tous ces gens-là étaient parens, il m’a répondu qu’oui, en quelque sorte : cela m’a fait plaisir. Il est sûrement agréable de
  1. La vente, fixation annuelle du prix du vin, faite par le gouvernement.