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Son caractère de naturel, comme son piquant d’observation, nous demeure donc bien établi.

C’est au retour de ce voyage que Mlle de Zuylen, prise d’inclination, à ce qu’il paraît, pour M. de Charrière, gentilhomme vaudois, instituteur de son frère (le pays de Vaud était volontiers un séminaire d’instituteurs et institutrices de qualité), se décida à l’épouser et à le suivre dans la Suisse française. Sa vocation littéraire y trouva son jour. Dans cette patrie de Saint-Preux, dans le voisinage de Voltaire, elle songea à remplir ses loisirs. Elle dut connaître Mme Necker ; elle connut certainement Mme de Staël. Elle fut la première marraine de Benjamin Constant.

De Paris, dans tout cela, il en est peu question : y vint-elle ? on me l’assure. Le comte Xavier de Maistre, ce charmant et fin attique, y arrive en ce moment, pour la première fois de sa vie, à l’âge de soixante-seize ans. Peu importe donc que Mlle de Charrière y soit jamais venue, puisqu’elle en était.

Elle habitait d’ordinaire à Colombier, à une lieue de Neuchâtel ; elle observa les mœurs du pays avec l’intérêt de quelqu’un qui n’en est pas, et avec la parfaite connaissance de quelqu’un qui y demeure. De là son premier roman. Les Lettres Neuchâteloises[1] parurent en 1784. Grand orage au bord du lac et surtout dans les petits bassins d’eau à côté. Elle-même en a raconté dans une lettre quelques circonstances piquantes :

« Le chagrin et le désir de me distraire me firent écrire les Lettres Neuchâteloises. Je venais de voir dans Sara Burgerhart[2], qu’en peignant des lieux et des mœurs que l’on connaît bien, l’on donne à des personnages fictifs une réalité précieuse. Le titre de mon petit livre fit grand’peur. On craignit d’y trouver des portraits et des anecdotes. Quand on vit que ce n’était pas cela, on prétendit n’y rien trouver d’intéressant. Mais, ne peignant personne, on peint tout le monde : cela doit être, et je n’y avais pas pensé. Quand on peint de fantaisie, mais avec vérité, un troupeau de moutons, chaque mouton y trouve son portrait ou du moins le portrait de son voisin. C’est ce qui arriva aux Neuchâtelois : ils se fâchèrent. Je voudrais pouvoir vous envoyer l’extrait que fit de mes Lettres M. le ministre Chaillet dans son journal ; il est flatteur et joli. L’on m’écrivit une lettre anonyme très fâcheuse, où l’on me dit de très bonnes bêtises. Mlle *** dit que tout le monde pouvait faire un pareil livre : « Essayez, » lui dit son frère. L’on pensa que j’avais voulu peindre de mes parens ; mais cela ne leur ressemble pas du tout. C’est pour dépayser. Les Genevois me jugèrent avec plus d’esprit que tout le monde. Une femme
  1. Amsterdam, petit in-12o de 119 pages, sans nom d’auteur.
  2. Roman hollandais.