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POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE.
que nous pussions trouver un plaisir réel à leur faire du bien, même lorsqu’ils ne sont pas assez malheureux pour exciter notre compassion. Pensez-y un moment, mon cher frère, et vous me direz si vous trouvez autant d’avantage à pouvoir verser notre cœur dans le sein d’un ami, à lui découvrir nos fautes et nos alarmes, à recevoir ses avis et ses consolations, qu’il y a d’amertume à pleurer sa mort ou à compatir à ses souffrances… »
Et en post-scriptum ajouté après la mort de son frère : « Il m’a fait éprouver celle de ce premier chagrin. »

Mlle de Zuylen lisait et parlait l’anglais, et possédait cette littérature. Elle fit le voyage d’Angleterre dans l’automne de 1766, y resta jusqu’au printemps de 1767, y vit le grand monde, toutes les ambassadrices et la nobility. Son champ d’observation s’y varia. Le XVIIIe siècle de cette société anglaise se peint à ravir dans ses lettres, comme il se reflétera ensuite dans ses romans :

« Vous seriez étonnée de voir de la beauté sans aucune grace, de belles tailles qui ne font pas une révérence supportable, quelques dames de la première vertu ayant l’air de grisettes, beaucoup de magnificence avec peu de goût. C’est un étrange pays. On compta hier dans notre voisinage six femmes séparées de leurs maris. J’ai dîné avec une septième. La femme du meilleur air que j’aie encore vue, la plus polie, la mieux mise, a donné un nombre infini de pères à ses enfans ; elle a une fille qui ressemble à mylord… et qui est belle. Elle ne cesse pas de remarquer cette ressemblance, et m’en a parlé les deux fois que je l’ai vue. »

On était alors, en Angleterre, dans la première vivacité de renaissance gothique, dans ce goût du Château d’Otrante qui, depuis, s’est perfectionné, mais n’a pas cessé :

« Mars 1767. — Rien ne m’avait étonnée à Londres ; mais j’ai vu plusieurs campagnes depuis quinze jours qui m’ont étonnée et charmée : même au commencement de mars, cela me paraît cent fois plus agréable que tout ce que j’ai admiré ailleurs dans la plus embellissante saison. Mais, ma chère tante, admireriez-vous des ruines bâties à neuf ? Cela est si bien imité, des trous, des fentes, la couleur, les pierres détachées, du vrai lierre qui couvre la moitié du vieux bâtiment ; c’est à s’y tromper, mais on ne s’y trompe point. On sait que cela est tout neuf, et je suis étonnée de la fantaisie et j’admire l’imitation sans pouvoir dire que je sois contente de cet ornement… Je ne bâtirai point de ruines dans mon jardin, de peur qu’on ne se moque de moi… Ces ruines sont fort à la mode. On choisit le siècle et le pays comme l’on veut. Les unes sont gothiques, les autres grecques, les autres romaines. Ma mère, qui a tant de goût pour les anciens bâtimens, aimerait bien mieux l’église de Windsor avec les bannières des chevaliers et leurs armures complètes : j’ai fait une grande révérence à l’armure du Prince-Noir. »