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c’est un acte illicite en lui-même que de tirer profit de l’argent qu’on a prêté[1]. » — Ces lignes, écrites dans un cloître à une époque où les plus simples notions de l’économie publique n’étaient pas encore débrouillées, ne provoquent aujourd’hui que le sourire. Mais conçoit-on que cette subtile distinction entre la chose et son emploi ait servi de base à tout l’échafaudage théologique ? Il y a moins d’un demi-siècle que le pape Pie VI, résumant la doctrine de Benoît XIV, adressait à tous les confesseurs cette instruction qui est encore leur règle de conduite : — Tenez pour certain que vous ne pouvez jamais, sans crime, permettre à vos pénitens de percevoir un profit au-dessus du capital, en vertu du prêt de consommation. — Ainsi se trouvent exclus le placement à terme et le contrat hypothécaire. Mais, comme ce serait condamner les personnes pieuses à mourir de faim, que d’interdire tout emploi utile de leurs économies, on autorise la participation à des entreprises, ou l’achat des rentes constituées. Par malheur, ce terme moyen choque à la fois le bon sens et la justice. Que l’emprunteur soit un individu ou un être moral, comme l’état ou une compagnie, on fait nécessairement un prêt de consommation, car on ne se charge jamais d’un capital que pour l’utiliser : nul n’emprunte sans un besoin, l’état moins que personne. En second lieu, celui qui, après un assez grand nombre d’années, rendrait strictement la somme reçue, ne se libérerait pas réellement ; car la valeur représentative de l’argent décroît à mesure qu’augmente le capital national, et cette décroissance est même très rapide dans les temps de surexcitation industrielle. Ainsi, une somme de vingt mille francs, due depuis vingt ans, et restituée sans intérêts aujourd’hui, ne représenterait peut-être pas dix-huit mille francs de la dette à son origine.

Dans les campagnes où les désirs sont bornés par l’impuissance de les satisfaire, on se résigne assez facilement à laisser sommeiller l’argent. Mais il paraît que, dans les grandes villes, dans les foyers d’industrie, où le besoin d’augmenter son bien-être entretient chacun dans une préoccupation maladive, l’emploi des capitaux est une difficulté de chaque instant pour les directeurs de conscience. Quelques curés, au dire de M. Nolhac, ont trouvé un ingénieux moyen de réconcilier l’église avec le sens commun. Un prêt a-t-il été fait par un de leurs pénitens, ils exigent que celui-ci aille annuellement trouver l’emprunteur, et lui fasse déclarer que les cinq francs qu’il donne pour cent francs ne sont pas l’intérêt de la somme prêtée, mais un cadeau qu’il veut bien faire par pure reconnaissance. La cour de Rome elle-même crut se tirer d’affaire par un détour à peu près semblable. Un grand nombre de prêtres français la sollicitaient de trancher les difficultés par une décision souveraine : elle répondit en septembre 1830 qu’il ne fallait pas inquiéter (non esse inquietandos) les confesseurs qui tolèrent le placement, pourvu qu’ils soient disposés à se soumettre à la doctrine définitive de l’église. La réponse était dictée dans un esprit de conciliation, et c’est elle pourtant qui,

  1. Secunda secundæ Summæ theologicæ doctoris angelici, Thomæ Aquinatis. (Quest. 78, art. I.)