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grands noms, Montesquieu et Niebuhr. Suivant le premier, Numa et ses successeurs, à son exemple, auraient distribué le territoire en lots parfaitement égaux, et n’auraient établi aucune distinction entre les citoyens. Ce fut, a dit le grand publiciste français, le partage égal des terres qui rendit Rome capable de sortir d’abord de son abaissement, et dans la suite, toutes les agitations intérieures eurent pour but le rétablissement de l’égalité primitive. Niebuhr, au contraire, empruntant à Vico une conception systématique qu’aucun texte formel ne justifie, a soutenu que la qualité de propriétaire devint, par le contrat primitif, un des priviléges du patriciat, et que la caste plébéienne fut déclarée incapable de posséder aucune partie du territoire. C’est en prenant le milieu entre ces deux opinions qu’on se place avec M. Giraud dans les limites de la vérité. Une discussion lumineuse établit que l’égalité parfaite des biens chez les anciens Romains n’est qu’une chimère : l’exclusion absolue de la classe la plus puissante par le nombre n’est pas suffisamment confirmée et choque d’ailleurs la vraisemblance. Tous les citoyens ont été admis au partage, mais non pas également. Aucune disposition écrite dans les lois n’enlevait aux plébéiens l’espoir de s’établir sur le sol, et si le patriciat envahit complètement la fortune publique, c’est en raison de la prépondérance que lui assurait la constitution. M. Giraud rappelle qu’entre la propriété particulière (alter privatus) et le domaine national (alter publicus) il existait une distinction dont les historiens et les interprètes du droit romain ont trop souvent méconnu l’importance. Le champ réservé pour les besoins de l’état ne pouvait être aliéné que par le concours des pouvoirs de l’état et suivant des formes légales, soit par ventes publiques, dans les crises financières, soit par distributions gratuites quand il fallait récompenser des services ou calmer l’effervescence du peuple. Dans les circonstances ordinaires, on le mettait partiellement en régie : quelquefois le bail était de cinq ans ; le plus souvent il était perpétuel et se transmettait à titre héréditaire. Nous avons eu occasion d’expliquer plus haut comment les patriciens, abusant de leur autorité politique et de leur influence comme capitalistes, surent se faire adjuger à vil prix des parties de ce domaine public, ou obtenir des baux avantageux. Quelques érudits, préférant le témoignage formel d’Appien aux indications un peu vagues des auteurs latins, ont pensé que toutes les lois agraires successivement proposées n’ont jamais eu rapport qu’à ces biens domaniaux. M. Giraud, d’accord cette fois avec Niebuhr, soutient très vivement cette opinion. La propriété privée, dit-il, demeura toujours à la disposition illimitée des individus : jamais on ne songea à y porter atteinte légalement, et elle ne cessa d’être respectée que dans les jours de proscription. La loi rendue en l’an 388 de Rome, à l’instigation de Licinius Stolo, loi qui défendait qu’un citoyen possédât à l’avenir plus de cinq cents jugères[1], doit s’entendre des terres affermées à perpétuité et non pas des acquisitions particulières. Les deux Gracchus, et les tribuns qui les imitèrent, n’eussent

  1. Un peu plus de 126 hectares.