Page:Revue des Deux Mondes - 1839 - tome 17.djvu/657

Cette page a été validée par deux contributeurs.
653
L’ABBESSE DE CASTRO.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

je réfléchis que tout est permis à une morte. Quand tu liras ces lignes, les vers dévoreront ces prétendues beautés qui n’auraient dû être que pour toi. Enfin il faut dire cette chose qui me fait de la peine ; je ne voyais pas pourquoi je n’essaierais pas de l’amour grossier, comme toutes nos dames romaines ; j’eus une pensée de libertinage, mais je n’ai jamais pu me donner à cet homme sans éprouver un sentiment d’horreur et de dégoût qui anéantissait tout le plaisir. Je te voyais toujours à mes côtés, dans notre jardin du palais d’Albano, lorsque la Madone t’inspira cette pensée généreuse en apparence, mais qui pourtant, après ma mère, a fait le malheur de notre vie. Tu n’étais point menaçant, mais tendre et bon comme tu le fus toujours ; tu me regardais ; alors j’éprouvais des momens de colère pour cet autre homme, et j’allais jusqu’à le battre de toutes mes forces. Voilà toute la vérité, mon cher Jules ; je ne voulais pas mourir sans te la dire, et je pensais aussi que peut-être cette conversation avec toi m’ôterait l’idée de mourir. Je n’en vois que mieux qu’elle eût été ma joie en te revoyant, si je me fusse conservée digne de toi. Je t’ordonne de vivre et de continuer cette carrière militaire qui m’a causé tant de joie quand j’ai appris tes succès. Qu’eût-ce été, grand Dieu ! si j’eusse reçu tes lettres, surtout après la bataille d’Achenne ! Vis, et rappelle-toi souvent la mémoire de Ranuce tué aux Ciampi, et celle d’Hélène, qui, pour ne pas voir un reproche dans tes yeux, est morte à Sainte-Marthe. »

Après avoir écrit, Hélène s’approcha du vieux soldat qu’elle trouva dormant ; elle lui déroba sa dague, sans qu’il s’en aperçût, puis elle l’éveilla.

— J’ai fini, lui dit-elle ; je crains que nos ennemis ne s’emparent du souterrain. Va vite prendre ma lettre qui est sur la table, et remets-la toi-même à Jules, toi-même, entends-tu ? De plus, donne-lui mon mouchoir que voici ; dis-lui que je ne l’aime pas plus en ce moment que je ne l’ai toujours aimé, toujours, entends bien !

Ugone debout ne partait pas.

— Va donc !

— Madame, avez-vous bien réfléchi ? Le seigneur Jules vous aime tant !

— Moi aussi je l’aime, prends la lettre et remets-la toi-même.

— Eh bien ! que Dieu vous bénisse comme vous êtes bonne !

Ugone alla et revint fort vite ; il trouva Hélène morte : elle avait la dague dans le cœur.


Stendhal.