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EXPÉDITION AU SPITZBERG.

Un soir, nous aperçûmes, à quelque distance de notre campement, un tourbillon de fumée. C’était le premier indice d’habitation que nous eussions rencontré depuis plusieurs jours. Nous nous dirigeâmes de ce côté, conduits par notre fidèle guide que nulle fatigue n’effrayait. Au haut d’un pic de roc, nous aperçûmes une tente de Lapons et un troupeau de rennes couché dans le ravin. C’était un charmant spectacle que cette quantité de rennes avec leurs peaux de toute couleur, leurs cornes serrées l’une contre l’autre comme les rameaux d’une épaisse forêt les unes couvertes encore d’un léger duvet, d’autres nues et grises, d’autres qui venaient de perdre l’épiderme velu qui les enveloppe au printemps, et qui étaient rouges comme le corail. Les chiens, gardiens attentifs du troupeau, annoncèrent notre arrivée par leurs aboiemens. Les rennes se levèrent et s’enfuirent comme des biches sur le penchant de la colline, en faisant entendre un léger craquement d’articulations qui ressemble au pétillement d’une fusée ou à la détonation d’une machine électrique. Les Lapons vinrent au-devant de nous avec une expression de surprise qu’une demi-fiole d’eau-de-vie transforma aussitôt en bienveillance. La tente était habitée par deux familles qui avaient mis en commun leurs troupeaux, et s’en retournaient à petites journées passer l’hiver aux environs de Kautokeino, après avoir pêché sur les côtes de Norvége. Les deux hommes portaient un vêtement en peau de renne sale et déchiré ; les femmes n’étaient ni plus élégantes, ni plus propres. Dans la tente, composée, comme toutes les tentes laponnes, de quelques lambeaux de laine étendus sur des pieux, on ne voyait que deux à trois vases en bois, une chaudière posée sur le feu, et un berceau à côté. Au milieu de cette société nomade qui nous entourait avec une sorte d’affection, depuis que nous l’avions laissée goûter à notre flacon de voyage, nos regards s’arrêtèrent sur une jeune fille à la contenance modeste, au visage doux et gracieux. C’était une orpheline que ces pauvres gens avaient recueillie par charité et qu’ils conduisaient avec eux à travers les marais profonds et les montagnes escarpées. La pauvre enfant semblait contente de son sort. Elle s’en allait gaiement avec une des femmes laponnes au milieu du troupeau de rennes, jetant un lacet sur celui qu’elle voulait traire, et le renne semblait la reconnaître et la ménager. Il accourait auprès d’elle et se laissait docilement museler par sa petite main. Quand sa tâche fut finie, elle vint en souriant nous offrir du lait. C’était la première fois que je goûtais cette boisson des Lapons nomades. Je la trouvai douce, onctueuse, légèrement aromatisée. Peut-être, je l’avoue, l’eussé-je bue avec moins de plaisir, si elle m’avait été présentée par la vieille femme.

Avant de partir, nous voulions acheter un renne. Aslack, le plus riche des deux Lapons, prit une longue corde à laquelle il fit un nœud coulant, et s’en alla dans le troupeau chercher sa victime. La malheureuse bête qu’il avait déjà immolée dans sa pensée semblait pressentir sa destinée. Au moment où il approchait, elle s’enfuit sur la colline, puis elle redescendit poursuivie par les chiens, et tenta de se cacher au milieu des autres rennes. Mais le Lapon la