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au souffle de la brise, aux aulnes suspendus au bord de l’eau et aux sentiers fuyant sur la mousse dans les profondeurs de la forêt. Nous ne devions plus rencontrer sur notre route la vie champêtre, la vie animée, les belles génisses blanches que l’on conduit au pâturage, les troupeaux de moutons dispersés comme des flocons de neige sur le flanc de la colline, et la cabane du pâtre ouverte au bord du vallon. Nous voici dans le désert des montagnes. Ici l’on ne retrouve aucune trace de vie humaine, nul chemin et nulle habitation. On ne distingue au loin qu’un immense plateau couvert de mousse de renne, jaune comme du soufre ; vers le nord, des montagnes revêtues d’une neige perpétuelle, étincelantes comme un glacier, et de loin en loin un lac solitaire où des joncs à demi desséchés se courbent sous le vent avec un murmure plaintif, où la perdrix blanche et le canard sauvage s’arrêtent dans leur course en poussant un cri rauque. De noirs brouillards enveloppent l’horizon, et le soleil ne jette que de temps à autre une lumière blafarde à travers les nuages.

Tout ce sol a été soulevé par la gelée d’hiver, détrempé par la neige, arrosé par la pluie. L’été n’est pas assez long pour le sécher, et nulle plante vigoureuse ne peut y prendre racine. Tantôt nous passons sur des dalles de rocs décomposées et dissoutes par le froid, tantôt sur des mottes de terre humides et vacillantes qui tremblent sous le pied du passant comme celles d’Islande, tantôt nous tombons dans de larges marais où nos chevaux enfoncent jusqu’au poitrail. Notre guide va devant nous, sondant le terrain avec son bâton et mesurant la profondeur de l’eau. La forme des montagnes, le cours des rivières, lui servent d’indication. Mais quelquefois il s’arrête, il hésite, il appelle auprès de lui un autre guide. Nous les voyons tous deux qui se consultent, regardent de côté et d’autre, cherchent un détour, puis ils font un signe, et toute la caravane se remet en route à leur suite.

Dans cette contrée sans culture, la marche de chaque jour ne peut pas être réglée d’après la volonté du voyageur, mais d’après les rares espaces de terrain où il croît un peu d’herbe pour les chevaux. Nous sommes parfois obligés de faire sept à huit lieues avant de pouvoir nous arrêter, et lorsque l’on arrive à l’une de ces stations, on n’y trouve que de grandes herbes marécageuses et point d’arbres, Pour faire du feu, il faut arracher les bouleaux nains couchés par terre avec leurs longues racines, ce qui donne beaucoup de fumée et peu de chaleur. Les peaux de rennes que l’on emploie pour se couvrir sont imprégnées d’eau. On dort sur une terre humide, sous une tente mouillée, et on se lève le lendemain transi de froid. Souvent, à la fin du mois d’août, une gelée blanche couvre tout à coup le sol, et les chevaux ne trouvent plus rien à manger. Dans ces occasions, nous avions plus de pitié pour eux que pour nous. Nous les voyions privés de pâture, grelottant sous le froid, obéissant encore à la bride qui les guidait, gravissant avec courage les pentes escarpées, se jetant sans frayeur dans la vase des marais, pareils à ces excellens chevaux qui nous avaient portés dans les terres fangeuses de Skalholt, ou sur les roches glissantes des Pyrénées.