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comptes amers allaient aboutir à de l’audace, à du génie. Assez et trop long-temps l’arrogance des Allemands avait opprimé la thiare qui avait sacré leur couronne. Puisque Rome avait eu des prêtres qui avaient conçu le partage de la chrétienté entre le pape et l’empereur, et qui avaient confié cette grande pensée à la patience de deux siècles, elle en aura d’autres qui ne voudront pas qu’une déception finale soit la récompense du Vatican, et qui éclateront par d’impitoyables colères, réveil énergique de tant de résignation et d’humilité. Nous entrons désormais dans une série d’évènemens et d’idées où les maximes chrétiennes de l’Évangile seront foulées aux pieds, mais où les témoignages de la grandeur humaine abonderont, où le pape ne sera ni un saint, ni le chapelain de l’empereur, mais un grand homme et le dictateur moral de l’Europe. La nature humaine est plus forte, les nécessités historiques l’emportent ; et quoique Rome ait juré d’être humble aux autels du Christ, elle affectera de nouveau l’empire du monde avec une superbe qui n’aura rien à envier à l’orgueil antique.

Ce fut le fils d’un charpentier qui vint en aide à l’église[1]. Dans la ville de Saone, en Toscane, un artisan nommé Bonizo, eut un fils auquel il donna le nom d’Hildebrand ; on ignore l’année de sa naissance ; on raconte seulement que, dans l’atelier de son père, le jeune enfant, jouant avec quelques débris, figura des lettres qui formaient cette phrase du psalmiste : Il régnera d’une mer à l’autre. Le monastère de Notre-Dame-de-Saint-Aventin reçut Hildebrand, qui eut aussi pour maître l’archi-prêtre Jean Gratien, pape un moment sous le nom de Grégoire VI. On présume qu’il accompagna Jean Gratien hors d’Italie, quand celui-ci, ayant résigné la papauté, suivit en Allemagne l’empereur Henri III. C’est alors qu’il vint à Cluny, et qu’il connut cette sainte et délicieuse retraite qui, depuis plus d’un siècle, dans un site enchanteur, s’élevait comme la maison de la grace et florissait comme le jardin de Dieu[2]. Là son caractère put se développer et grandir dans l’exaltation d’une piété solitaire, et sous la règle d’une discipline rigide. Il est remarquable que les hommes

  1. Nous avons surtout suivi, dans cette esquisse de la vie d’Hildebrand, l’Histoire du pape Grégoire VII, par M. J. Voigt, professeur à l’université de Halle, et qu’a traduite M. l’abbé Jager (2 vol. in-8o). Cette histoire offre, pour le récit des faits, une érudition consciencieuse, et, pour leur appréciation, une haute impartialité. Ce n’est pas une des moindres gloires du protestantisme germanique, que l’incorruptible et savante justice qu’il porte de nos jours dans l’étude historique du christianisme. Nous saisissons aussi volontiers l’occasion de rappeler ici un intéressant travail de M. de Vidaillan sur la vie de Grégoire VII (2 vol. in-8o). Nous attendons le livre de M. Villemain.
  2. Pierre Damien en parle avec ces expressions : « Hortum deliciarum, agrum Domini, velut acervus est cœlestium. » Le monastère de Cluny fut fondé en 919.